« Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Comme vous le savez, depuis le 1er janvier de cette année [1995], la France préside l’Union européenne. […] je veux souhaiter aux trois nouveaux États membres une chaleureuse bienvenue parmi vous et parmi nous. Avec eux, l’Union européenne se sent plus forte, plus représentative et donc plus légitime encore, au regard du grand dessein historique qu’elle incarne. […] Ce dont il s’agit, ce dont nous avons à parler, c’est bien d’assurer à l’Europe la place et le rôle qui lui reviennent dans un monde à construire : une Europe puissante économiquement et commercialement, unie monétairement, active sur le plan international, capable d’assurer sa propre défense, féconde et diverse dans sa culture. Cette Europe-là sera d’autant plus attentive aux autres peuples qu’elle sera plus sûre d’elle-même. […]
il faut mettre en application le traité sur l’Union européenne, que nos parlements et nos peuples ont solennellement ratifié. […] Qu’il s’agisse de l’institution d’une monnaie unique, de la mise en œuvre d’une politique étrangère commune, de la construction progressive d’une défense indépendante, qui ne soit pas pour autant déliée de ses engagements à l’égard de ses alliés. L’Europe que nous avons constituée a ses préférences et elle entend y rester fidèle, qu’il s’agisse de la libre circulation des hommes ou de l’affirmation de la citoyenneté européenne. […]
Il faut se préparer aux élargissements ultérieurs de l’Union. Il y a entre ces deux impératifs un lien logique : plus l’Europe s’affirme sur le plan interne, plus sa force d’attraction s’exerce sur les autres pays démocratiques d’Europe. Encore faut-il que ces deux objectifs ne se contredisent pas. Et c’est là la difficulté : car il faut élargir, mais il faut renforcer l’Union existante. Il ne faut pas que l’élargissement affaiblisse ce qui existe ; et il ne faut pas que ce qui existe empêche l’élargissement de l’Union aux limites de l’Europe démocratique. […]
À côté des marchés, il y a place pour les activités économiques et sociales fondées sur la solidarité, la coopération, l’association, la mutualité, l’intérêt général, bref, le service public. Or, aujourd’hui, si nous avons tracé le contour de l’Europe sociale, il n’y a pas de contenu. N’est-ce pas une œuvre exaltante, passionnante que de donner un contenu social à l’Europe ? N’est-ce pas le travail des mois et des années prochains ? […]
L’Europe, ai-je dit, doit rencontrer l’adhésion des citoyens. Les grands espaces ouverts peuvent engendrer un sentiment d’angoisse ; et il faut prendre garde à ne pas laisser s’installer chez nos concitoyens une sorte de refus de l’autre, de refus de l’étranger, ou bien une sorte d’agoraphobie européenne. Elle existe. Pour l’éviter, donnons plein effet aux dispositions prévues dans le traité sur l’Union européenne. […]
Enseignons également l’Europe : apprenons-la à nos enfants. Que l’école les prépare à devenir des citoyens, qu’elle développe l’enseignement de l’histoire, de la géographie et des cultures du Continent. Mettons l’accent sur les jumelages scolaires, universitaires, sur les échanges d’élèves et d’étudiants ; insistons sur le plurilinguisme. […]
Il se trouve que les hasards de la vie ont voulu que je naisse pendant la première guerre mondiale et que je fasse la seconde. J’ai donc vécu mon enfance dans l’ambiance de familles déchirées, qui toutes pleuraient des morts et qui entretenaient une rancune, parfois une haine, contre l’ennemi de la veille. L’ennemi traditionnel ! […] Il faut transmettre, non pas cette haine, mais au contraire la chance des réconciliations — que nous devons, il faut le dire, à ceux qui dès 1944-1945, eux-mêmes ensanglantés, déchirés dans leur vie personnelle le plus souvent, ont eu l’audace de concevoir ce que pourrait être un avenir plus radieux, fondé sur la réconciliation et sur la paix. C’est ce que nous avons fait. […]
Ce que je vous demande là est presque impossible, car il faut vaincre notre histoire. Et pourtant, si on ne la vainc pas, il faut savoir qu’une règle s’imposera, Mesdames et Messieurs : le nationalisme, c’est la guerre ! La guerre n’est pas seulement le passé, elle peut être notre avenir ; et c’est vous, Mesdames et Messieurs les députés, qui êtes désormais les gardiens de notre paix, de notre sécurité et de notre avenir. »
Discours de François MITTERRAND (président de la République française) présentant le programme de la présidence française de l’Union européenne (UE) devant le Parlement européen à Strasbourg, 17 janvier 1995 (discours entier)