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Robert PAXTON revient sur les évolutions de la recherche portant sur Vichy depuis les années 1970

Avant 1981, l’historien américain Robert PAXTON travaillait à partir d’archives américaines et allemandes. En 1981, les archives françaises ouvrent aux chercheurs une partie des fonds du régime de Vichy.

 

« J’écrivais à l’époque [en 1972], d’une façon un peu schématique (et faute d’avoir pu accéder aux rapports préfectoraux) que l’opinion française de 1940 était presque unanimement favorable au maréchal PETAIN, et celle de 1944 presque unanimement favorable au général DE GAULLE. […] Depuis, l’étude attentive et nuancée que Pierre LABORIE a consacrée* aux rapports de police, aux écoutes téléphoniques et au contrôle du courrier à Toulouse a montré que, dans le cas de Toulouse au moins, les réserves à l’égard du gouvernement de Vichy étaient, dès le début, plus largement répandues que je ne l’avais supposé. […] Il vaut aussi la peine de souligner que l’opinion publique a constamment distingué entre le maréchal PETAIN et son gouvernement […]. Le durable prestige personnel du maréchal continuera à légitimer ce que faisait son gouvernement alors que sa politique suscitait depuis longtemps déjà de larges doutes. […] Dans La France de Vichy, j’avais déjà esquissé la thèse que je devais développer par la suite (en 1981) avec Michel MARRUS, dans Vichy et les Juifs : plus personne ne peut contester que les premières mesures antijuives de 1940 relevaient d’une initiative purement française, ni que ce soit Vichy lui-même qui a insisté en 1942 pour coopérer à la déportation des Juifs vers l’Est. »

 

* Pierre LABORIE est un historien français ; PAXTON évoque ici l’ouvrage de ce dernier, L’Opinion publique sous Vichy, publié en 1990.

 

Robert PAXTON, avant-propos à la 2nde édition de La France de Vichy. 1940-1944, Le Seuil, 1997 (1ère édition de 1972 traduite en 1973).

L’historien Henry ROUSSO contextualise l’impact des travaux de Robert PAXTON

« Lorsqu’en 1975, alors jeune étudiant, je cherchais un sujet de recherche et m’intéressais déjà à la période de l’Occupation, la lecture de La France de Vichy, qui venait d’être traduit en français, consacra définitivement mon choix ce travailler sur cette page difficile de l’histoire de la France. […]

Le livre lui-même, les réactions et les débats qu’il suscita donnaient le sentiment qu’un double événement s’était produit. Robert PAXTON proposait une avancée décisive sur l’histoire savante des années 1940-1944, qui allait donner une forte impulsion au renouvellement historiographique amorcé à la fin des années 1960. Mais sa parution constituait également un événement en soi, inscrit dans le “temps présent”, qui soulignait à quel point les rapports que les Français entretenaient avec ce passé-là étaient en train de changer. Ce livre offrait donc l’occasion de s’interroger non seulement sur l’histoire de Vichy, mais aussi sur un phénomène encore très peu perçu : l’existence d’une histoire longue de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle Robert PAXTON occupe une place originale.

Dans l’esprit de beaucoup de Français, qu’ils aient lu ou non ses ouvrages, Robert PAXTON est un peu plus qu’un historien de renom : il est devenu une sorte de “lieu de mémoire”, c’est-à-dire une “unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté”, définition qu’en donne Le Grand Robert de la langue française, et que cite Pierre NORA lui-même dans le dernier tome de son œuvre imposante. Il cristallise une vision du passé autour d’un lieu, physique ou virtuel, d’un rituel, voire d’un individu remarquable, qui tous renvoient au passé et offrent une borne, un point de repère plus ou moins permanent dans la chaîne du temps social et historique. »

 

Henry ROUSSO, « L’historien, lieu de mémoire. Hommage à Robert Paxton » in Sarah FISHMAN (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2004, p. 299-300

Les prémisses de la « révolution paxtonienne » vus par Jean-Pierre AZEMA (1997)

Les 26 et 27 septembre 1997 est organisé à la Maison française de l’université Columbia (New York) un colloque international en l’honneur de l’historien Robert O. PAXTON ; l’historien français Jean-Pierre AZEMA y participe.

 

« J’ai intitulé un peu pompeusement ma communication : “La révolution paxtonienne”. Mais, comme pour bon nombre de révolutions, elle a été précédée par des signes annonciateurs, en l’occurrence des ouvrages dont je parlerai brièvement. […]

Je parlerai en premier lieu de la thèse d’Eberhard JÄCKEL, parue à Stuttgart en 1966 et traduite en français en 1968 sous le titre La France dans l’Europe de Hitler. C’est un livre très solide, minutieux, nourri de sources allemandes, jusque-là presque totalement négligées par les historiens français, et qui présentait l’intérêt majeur de contrebattre les présupposés aroniens : JÄCKEL démontrait, preuves à l’appui, que Vichy avait été à la remorque d’un HITLER maître du jeu, par ailleurs fort peu enclin à collaborer, se refusant à toute concession d’ordre politique ; du même coup devenait compréhensible le piège allemand, l’engrenage d’une collaboration d’État qui devint de plus en plus insupportable après la coupure décisive que fut novembre 1942. En France, le livre passa relativement inaperçu ; d’autant que dans un premier temps les événements de 1968 suscitèrent des interrogations d’un autre ordre.

Les thèses de JÄCKEL furent affinées par l’ouvrage d’Alan MILWARD, publié chez Oxford University Press en 1970, The New Order and the French Economy, mais dont on retint surtout l’idée que la France avait été la vache à lait la plus exploitée de l’Europe occupée. […]

Le troisième ouvrage à prendre en considération est le livre que Henri MICHEL publie chez Laffont en 1966 : Vichy, année 40. Il n’était pas à négliger par PAXTON, parce qu’il sut se dégager des seuls procès de Haute Cour pour prendre en compte les cinq volumes de la Délégation française auprès de la Commission française d’armistice et deux volumes des archives de Wilhlemstrasse ; ce qui lui permit d’inverser les perspective aroniennes, et de donner de Montoire une interprétation enfin plus satisfaisante. Il ajoutait – et ce point était important – que « dans une certaine mesure, la Révolution nationale s’inspire de la collaboration » ; mais il ne parvenait pas vraiment à échapper à un parti pris assez courant à l’époque – qui transformait Vichy en une sorte de cour du roi Pétaud, en un régime aux fruits secs. Henri MICHEL, par exemple, reprenait quasi à son compte une déclaration faite par TROCHU [témoin] lors du procès Pétain : « Les choses se passaient dans ce royaume de Vichy comme dans ces royaumes nègres où ce n’est pas le roi qui gouverne, surtout quand il est vieux. » Ce qui l’amenait à sous-estimer la spécificité du nouveau régime et, partant, les retombées potentielles des mesures d’exclusion et de répression.

Dernière donnée, le colloque tenu en 1970 à la Fondation nationale de sciences politiques sous la direction de René REMOND. À noter – et c’est parfaitement significatif des difficultés qu’on pouvait rencontrer à évoquer Vichy dans un colloque – qu’un Henri MICHEL refusa d’y participer, arguant que des acteurs de Vichy allaient être entendus et que, globalement, cette entreprise visait à banaliser et donc à réhabiliter Vichy. REMOND dut longuement justifier le projet dans l’introduction qu’il rédigea quand les actes furent publiés. Henri MICHEL aurait été mieux inspiré de souligner qu’était exclusivement pris en compte le « bon » Vichy puisque les études s’arrêtaient à 1942 et que pas un mot ou presque n’était dit de la répression ou de l’exclusion des juifs. »

 

Jean-Pierre AZEMA, « La révolution paxtonienne » in Sarah FISHMAN (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2004, p. 23-25

Dès 1966, Henri MICHEL remet en cause le travail de Robert ARON sur Vichy

« Le régime de Vichy a commencé […] son existence par une double erreur, qui allait se révéler irréparable : conviction que la guerre était achevée pour la France avec la défaite de ses armées ; illusion qu’un gouvernement demeuré en France pourrait affirmer un minimum d’indépendance vis-à-vis du vainqueur. […]

Cette double erreur explique toute la politique de Vichy ; elle la rend parfaitement cohérente, mais aussi parfaitement vaine […]. Puisque l’Angleterre avait perdu la guerre, l’habileté semblait commander la rupture avec elle. À aucun moment, aucun des gouvernants de Vichy, pendant ces six premiers mois du régime, n’a pensé que la France pourrait un jour reprendre le combat aux côtés de la Grande-Bretagne. […]

Si le pire ne s’est pas produit, si le renversement d’alliances n’a pas eu lieu, si la France ne s’est pas trouvée engagée plus tard aux côtés de l’Allemagne, aux plus mauvaises heures du nazisme, c’est que HITLER ne l’a pas voulu. […]

La collaboration n’est donc pas le résultat d’un plan allemand méthodique, obstinément poursuivi, auquel une partie des dirigeants de Vichy se serait dérobée, tandis qu’une autre s’y serait soumise, avec plus ou moins de résignation ou d’empressement. C’est une politique imaginée par le gouvernement de Vichy, unanime, derrière le maréchal PETAIN, et ce sont les Allemands qui, après l’avoir envisagée un moment avec faveur, n’ont plus voulu s’y engager, quand ils n’y ont plus découvert d’intérêt.

Dans une certaine mesure, la Révolution nationale s’inspirait de la collaboration. Diplomatiquement, pensait-on à Vichy, il valait mieux inspirer confiance au vainqueur en lui montrant un visage apprêté pour lui plaire, à savoir un régime français proche du sien […]. Politiquement, puisque les régimes totalitaires avaient gagné la guerre, et que, de toute évidence, ils dirigeraient le monde pendant longtemps, il paraissait de bonne tactique d’appliquer à la France, pour asseoir son relèvement, les méthodes qui leur avaient assuré la victoire.

En fait les dirigeants de Vichy étaient trop âgés, et leur pensée trop sclérosée, pour vouloir réellement engager la France dans la voie d’un fascisme, dont la violence et le caractère populaire les effrayaient. Leurs préférences allaient à une réaction politique annulant progressivement soixante-dix ans d’erreurs républicaines, sinon même cent cinquante années d’égarement démocratique, provoqué par la mise en application des « principes de 1789 ». […]

La défaite de la France permettait ainsi l’assouvissement de passions partisanes. Par suite, non seulement la Révolution nationale, par son archaïsme, ne donna en aucune façon à la France les armes, matérielles ou spirituelles, dont elle avait besoin pour son relèvement, mais en outre elle ne fit qu’accroître la division des Français, en présence de l’occupant et à son profit. Elle rechercha des coupables, elle épura, elle sanctionna, elle créa des catégories de réprouvés. Elle manqua ainsi les buts qu’elle s’était fixés.

La défaite des armées françaises, dont la convention d’armistice était la sanction, remettait le sort de la France à son implacable vainqueur. Incapables désormais d’infléchir le cours du destin, les Français ne conservaient quelque chance de préserver leur avenir que par le comportement qu’ils adopteraient à l’égard du Reich. […] Les dirigeants de Vichy choisirent l’acceptation, qu’ils baptisèrent collaboration, dès le 17 juillet 1940. […]

Le gouvernement de Vichy recula toujours devant les conséquences possibles d’une affirmation de son indépendance : la rupture de la convention d’armistice, et l’invasion de la zone sud par la Wehrmacht. A la première manifestation de colère de l’occupant, il se soumettait.

Ainsi il n’utilisa jamais au mieux les quelques atouts que l’armistice lui avait laissés ; il ne joua pas de la crainte qu’inspirait à HITLER une utilisation possible de ces atouts par la Grande-Bretagne ; il n’envisagea à aucun moment, par exemple, de se transférer à Alger – même pas au lendemain du 13 décembre.

C’est que jamais les dirigeants de Vichy n’imaginèrent que la France pouvait jouer encore un rôle clans la guerre, pour sa propre libération. Reprendre le combat, c’était reconnaître que la demande d’armistice avait été une erreur, que le Maréchal n’était pas infaillible, et que le général DE GAULLE avait raison ; c’était renoncer à la “régénération” de la France par la Révolution nationale, pour des partisans à qui la défaite avait donné un pouvoir que la Révolution nationale leur permettrait de conserver […].

Pour son salut, il ne restait plus au peuple français qu’à se préparer à livrer son propre combat, en dehors des chefs et du régime que la défaite provisoire de ses armées lui avait imposé. »

 

Henri MICHEL (secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale), Vichy. Année 40, Fayard, 1966, p. 432-438 (conclusion de l’ouvrage).

La thèse du bouclier et de l’épée (Robert ARON)

Écrit par l’essayiste et académicien Robert ARON (avec l’aide d’une jeune historienne, Georgette ELGEY), La France de Vichy est publié en 1954 et reste jusqu’aux années 1960 un ouvrage de référence sur ces « années noires ». La thèse du bouclier et de l’épée sera battue en brèche dès 1966 par l’historien Henri MICHEL (secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, auteur de Vichy. Année 40), puis par Robert PAXTON.

Écrit sous forme de récit, sans références précises, utilisant des documents dits « inédits » (avant tout les sténographies non publiées de procès de Haute Cour), l’ouvrage affirme envisager l’objectivité et formule même des critiques sur le régime (PETAIN est blâmé pour avoir manqué l’occasion de se dégager de l’emprise allemande en février 1941, et encore plus pour avoir transformé, en novembre 1943, l’État français en une “principauté de Gerolstein”). Pourtant, sans être explicitement formulées, des thèses sont bien sous-jacentes : l’idée du bouclier vichyste (les responsables de Vichy se seraient conduits honorablement contre HITLER) ou l’opposition entre le Vichy de LAVAL et le bon Vichy dont rien n’est dit, ou presque, de la politique d’exclusion et de répression.

L’historien Jean-Pierre AZEMA affirmera en 1992 que « cet ouvrage, écrit par un non-conformiste des années 1930 qui avait manifesté une sensibilité giraudiste, venait à son heure et rencontra l’adhésion de tous ceux qui ne s’étaient pas engagés dans la Résistance et avaient besoin de thèses rassurantes » (Jean-Pierre AZEMA, « Vichy et la mémoire savante : quarante-cinq ans d’historiographie » in Jean-Pierre AZEMA et François BEDARIDA (dir.), Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 27).

 

« L’armistice, dont la conclusion constitue le premier acte du gouvernement, n’a cessé depuis sa signature de diviser l’opinion. C’est un des plus grands sujets de discorde qui se posent à propos de la politique menée par PETAIN. […]

Pour Philippe PETAIN, la guerre est finie, une guerre qui, selon lui, n’est que le troisième épisode, en soixante-dix ans, des conflits franco-allemands : 1914 avait été la reprise de 1870 ; 1939-1940 est à son tour celle de 1914. La décision militaire intervenue, c’est par un lent et patient travail de négociations avec le vainqueur et de redressement du vaincu que celui-ci peut se relever ; le premier devoir d’un chef de gouvernement est de protéger les Français demeurés en France.

Pour Charles DE GAULLE, au contraire, la guerre commence seulement. Une guerre d’une autre nature, d’une autre époque que les conflits précédents. Une guerre à l’échelle mondiale, où la France, qui a perdu la première bataille, peut avec ses alliés et son Empire être présente à la victoire.

Ce qui plus encore différencie les deux attitudes, les deux hommes et les deux camps entre lesquels jusqu’à nos jours vont se partager les Français, ce sont deux attitudes sentimentales opposées, deux conceptions de l’honneur. […]

L’honneur qu’allègue le maréchal PETAIN, c’est l’honneur d’un gouvernement qui a su maintenir les données de son indépendance et protège les populations : en un mot, c’est l’honneur civique. Celui qu’invoque le général DE GAULLE, c’est l’honneur militaire pour qui s’avouer vaincu est toujours un acte infamant.

De ces honneurs, il se peut que l’un soit plus impérieux, plus instinctif, plus spontané. L’autre existe, sur un mode sans doute moins éclatant, mais il est pourtant réel.

Le premier correspondait à l’aventure exaltante, mais d’apparence désespérée, dont Charles DE GAULLE est l’annonciateur. Le second à l’épreuve lente et douloureuse dont Philippe PETAIN ne prévoyait ni la durée ni la fin.

Tous deux étaient également nécessaires à la France. Selon le mot que l’on prêtera successivement à PETAIN et à DE GAULLE : “Le Maréchal était le bouclier, le Général l’épée.”

Pour l’immédiat, le Maréchal parut avoir raison ; pour l’avenir, le général a vu plus juste. Il n’en résulte pas que son adversaire soit coupable, pour avoir signé l’armistice : “L’armistice, a déclaré en Haute-Cour le procureur général MORNET, qui fut un des plus acharnés à requérir contre Vichy, est un fait ; l’armistice ne constitue pas un des chefs de l’accusation : c’est la préface de l’accusation.” Qui pourrait, en pareille matière, se montrer plus implacable que MORNET ?

Au maréchal PETAIN, en juin 1940, l’armistice apparaît, en tout cas, comme la préface d’une entreprise de rénovation nationale qui est urgente et nécessaire. »

 

Robert ARON, Histoire de Vichy (1940-1944), Fayard, 1954, p. 90-95

L’évolution de la mémoire juive (A. WIEVIORKA)

« Le 27 janvier, chefs d’État et de gouvernement commémoreront le 60e anniversaire de la découverte du camp par les troupes soviétiques […]. Éternelle, inépuisable actualité d’Auschwitz. Notre monde demeure hanté par le souvenir de ce qui restera comme le plus grand crime de tous les temps. Et les historiens ne cessent d’interroger documents et témoins pour tenter de comprendre l’inconcevable. […]

 

Le Nouvel Observateur (N.O.). [Au sortir de la guerre], quand on parle des déportés, on pense surtout aux résistants et aux politiques. […] Pourquoi cette cécité ?
A. WIEVIORKA. Les déportés de la Résistance qui reviennent sont infiniment plus nombreux (40 000 environ, pour seulement 2 500 juifs). Certains sont des personnalités du monde politique d’avant-guerre ou font partie des élites de la République ; ils écrivent, interviennent dans la vie publique, créent des associations. […] Les survivants juifs sont le plus souvent des petites gens, tailleurs, casquettiers, parfois très jeunes, et confrontés à une absolue détresse : leurs familles ont été décimées, leurs maigres biens pillés, leurs logements occupés. Ils n’ont guère de moyens de se faire entendre. Dans notre société moderne, la parole des victimes est sacrée, la souffrance individuelle doit s’exprimer. Ce n’était pas le cas en 1945. La parole appartenait aux représentants d’associations structurées. Et l’heure était à la célébration des héros de la Résistance. […] Les rares travaux historiques menés jusque-là, grâce à la masse de documents rendus publics au moment de Nuremberg, ont eu peu d’écho.

 

N.O. Vous voulez dire que les juifs eux-mêmes avaient refoulé Auschwitz ?
A. WIEVIORKA. Refoulement n’est pas le mot. Le souvenir a toujours été présent dans les familles. Mais c’était une affaire privée. Dans l’après-guerre, la communauté juive elle-même ne met pas l’accent sur les temps de la persécution et de l’extermination. Les responsables communautaires s’occupent activement de la réintégration, de la restitution des biens. La mémoire n’est pas un enjeu. Cela explique le choc du procès Eichmann, qui se propage et va gagner la France. L’action de Serge KLARSFELD est ici décisive, mais le temps rend aussi les choses audibles. La mémoire d’Auschwitz, portée par des acteurs juifs, pénètre dans l’espace public à la fin des années 1960. Quand Robert PAXTON publie La France de Vichy, en 1973, les esprits ont changé : l’opinion publique est prête à l’accueillir.

 

N.O. Sur le silence des juifs dans les années d’après-guerre, deux points de vue s’opposent. Les uns disent : ayant été mis à part dans les persécutions, ils refusaient d’être mis à part dans le deuil. D’autres, avec Simone VEIL, soutiennent que si on n’a pas entendu la souffrance des juifs, c’est qu’on ne voulait pas l’entendre.
A. WIEVIORKA. Les deux ne s’excluent pas. Dans la sphère privée, les familles endeuillées répugnent à entendre le récit des souffrances. Dans la sphère publique, les juifs ne sont pas les « bons » déportés. Ils n’ont pas été des résistants. Mais il est vrai aussi que les juifs de 1945 souhaitent majoritairement s’intégrer à nouveau dans la France républicaine, une France qu’ils ne mettent pas en accusation. Le silence sur la persécution est donc largement consensuel. »

 

Interview d’Annette WIEVIORKA par Agathe LOGEART et Claude WEILL, Le Nouvel Observateur, n°2097, 13-19 janvier 2005

La révolution des métropoles globales

« Le rôle que joue une métropole dépend d’une multitude de facteurs. Il n’existe donc pas d’archétype de métropole globale, mais plutôt des métropoles globales qui se différencient les unes des autres en formant des réseaux urbains variés au sein desquels les villes qui comptent dans le monde interagissent. […]
Au-delà de leurs différences, les métropoles mondiales partagent toutefois certaines similitudes. D’une part, elles concentrent les activités stratégiques et les fonctions de décision, de maîtrise et de création de l’économie globalisée, notamment les services spécialisés de haut niveau, tels que la finance et les services aux entreprises. On y trouve tout ce qui permet l’élaboration, l’organisation, le financement et la maîtrise des opérations économiques complexes qu’exige la globalisation de l’économie. D’autre part les métropoles globales allient à ces fonctions économiques des connexions planétaires dont la variété et le nombre servent d’étalon pour mesurer leur puissance relative. Étroitement reliées les unes aux autres grâce aux technologies de l’information et de la communication et aux transports à grande vitesse, elles forment des réseaux de coordination à l’échelle mondiale, réseaux qui interagissent entre eux de manière quasi instantanée. Ces villes sont les centres de la coordination de l’économie globale. […] Nées des nombreux changements qui ont traversé nos sociétés depuis les années 1970, les métropoles globales sont la marque la plus éclatante de la nouvelle configuration spatiale des activités économiques à l’échelle du monde.
La « Révolution » de l’information et de la communication et l’émergence de la proximité virtuelle – qui permet tout en étant géographiquement éloigné et sans avoir besoin de se déplacer pour interagir, d’être proche de quelqu’un ou d’un service – constitue un bouleversement technologique de premier ordre. »

 

Lise BOURDEAU-LEPAGE, « Un monde polycentrique et métropolisé », in Questions internationales – les villes mondiales, n°60 (La Documentation française), mars-avril 2013.

Robert PAXTON et la polémique autour de La France de Vichy

« A l’automne 1960, étudiant à Harvard, j’arrivais à Paris pour entamer ma thèse d’histoire sur le corps des officiers dans la France de Vichy. Bien que seize ans seulement se soient écoulés depuis la Libération, je croyais naïvement qu’un historien pouvait étudier la France de l’Occupation avec la même liberté que la guerre de Sécession1. […]

Il a suffi d’une visite au Service historique de l’armée de terre (château de Vincennes), où je comptais consulter les archives de l’armée d’armistice (celle que Vichy avait été autorisé à conserver), pour que la réalité me rattrape brutalement. Les blessures de l’Occupation étaient encore si douloureuses que, loin de stimuler la recherche historique, elles l’inhibaient : on m’informa que les archives devaient rester closes cinquante ans. […]

J’ai tout de même réussi à trouver des archives sur la question, celles des Allemands. Quand je me suis plongé dans les télégrammes et les notes envoyés quotidiennement à Berlin […], je me suis aperçu que les postulats que soutenait L’histoire de Vichy de Robert ARON, l’ouvrage de référence dans ces années-là, ne correspondaient pas à ce que j’étais en train de lire. […]

Henry ROUSSO² a fort bien décrit les doutes que mon livre a suscités dans une grande partie du public et chez quelques universitaires. Certains esprits l’on accueilli favorablement, soit qu’ils fussent déjà prédisposés à condamner Vichy, soit que 1968 les eût préparés à remettre en question les comportements des générations antérieures, soit que le film de Marcel OPHÜLS (1970) les eût sensibilisés aux complexités et aux ambiguïtés des années d’Occupation. Ceux qui l’ont rejeté étaient non seulement les apologistes3 de Vichy mais aussi une large fraction de l’opinion qui, sans être pétainiste, croyait ce que PETAIN avait dit à son procès sur son appui secret aux Alliés et sur sa stratégie du « bouclier » pour protéger le peuple français du mieux qu’il le pouvait. »

1 – La guerre de Sécession (1861-1865) est une guerre civile opposant les États confédérés du Sud et les « Fédéraux » du Nord. Elle constitue une page sombre de l’histoire américaine.

2 – Henry ROUSSO, ancien directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) est un historien français qui a notamment publié en 1987 Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours.

3 – Personnes qui glorifiaient le régime de Vichy.

Extraits issus de l’avant-propos de l’ouvrage de Robert O. PAXTON, La France de Vichy 1940-1944, 1999 (première édition francophone en 1973).

Pierre NORA distingue la mémoire de l’histoire

« La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. […]

Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. […]

La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme HALBWACHS l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. […]

La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports de choses. »

 

Pierre NORA, « Introduction : Entre Mémoire et Histoire » in Pierre NORA (dir.), Les lieux de mémoire. Tome 1 : La République, Paris : Gallimard, p. XIX.