Robert PAXTON revient sur les évolutions de la recherche portant sur Vichy depuis les années 1970
TEXTES > Texte d’historien
« Lorsqu’en 1975, alors jeune étudiant, je cherchais un sujet de recherche et m’intéressais déjà à la période de l’Occupation, la lecture de La France de Vichy, qui venait d’être traduit en français, consacra définitivement mon choix ce travailler sur cette page difficile de l’histoire de la France. […]
Le livre lui-même, les réactions et les débats qu’il suscita donnaient le sentiment qu’un double événement s’était produit. Robert PAXTON proposait une avancée décisive sur l’histoire savante des années 1940-1944, qui allait donner une forte impulsion au renouvellement historiographique amorcé à la fin des années 1960. Mais sa parution constituait également un événement en soi, inscrit dans le “temps présent”, qui soulignait à quel point les rapports que les Français entretenaient avec ce passé-là étaient en train de changer. Ce livre offrait donc l’occasion de s’interroger non seulement sur l’histoire de Vichy, mais aussi sur un phénomène encore très peu perçu : l’existence d’une histoire longue de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle Robert PAXTON occupe une place originale.
Dans l’esprit de beaucoup de Français, qu’ils aient lu ou non ses ouvrages, Robert PAXTON est un peu plus qu’un historien de renom : il est devenu une sorte de “lieu de mémoire”, c’est-à-dire une “unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté”, définition qu’en donne Le Grand Robert de la langue française, et que cite Pierre NORA lui-même dans le dernier tome de son œuvre imposante. Il cristallise une vision du passé autour d’un lieu, physique ou virtuel, d’un rituel, voire d’un individu remarquable, qui tous renvoient au passé et offrent une borne, un point de repère plus ou moins permanent dans la chaîne du temps social et historique. »
Henry ROUSSO, « L’historien, lieu de mémoire. Hommage à Robert Paxton » in Sarah FISHMAN (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2004, p. 299-300
Les 26 et 27 septembre 1997 est organisé à la Maison française de l’université Columbia (New York) un colloque international en l’honneur de l’historien Robert O. PAXTON ; l’historien français Jean-Pierre AZEMA y participe.
« J’ai intitulé un peu pompeusement ma communication : “La révolution paxtonienne”. Mais, comme pour bon nombre de révolutions, elle a été précédée par des signes annonciateurs, en l’occurrence des ouvrages dont je parlerai brièvement. […]
Je parlerai en premier lieu de la thèse d’Eberhard JÄCKEL, parue à Stuttgart en 1966 et traduite en français en 1968 sous le titre La France dans l’Europe de Hitler. C’est un livre très solide, minutieux, nourri de sources allemandes, jusque-là presque totalement négligées par les historiens français, et qui présentait l’intérêt majeur de contrebattre les présupposés aroniens : JÄCKEL démontrait, preuves à l’appui, que Vichy avait été à la remorque d’un HITLER maître du jeu, par ailleurs fort peu enclin à collaborer, se refusant à toute concession d’ordre politique ; du même coup devenait compréhensible le piège allemand, l’engrenage d’une collaboration d’État qui devint de plus en plus insupportable après la coupure décisive que fut novembre 1942. En France, le livre passa relativement inaperçu ; d’autant que dans un premier temps les événements de 1968 suscitèrent des interrogations d’un autre ordre.
Les thèses de JÄCKEL furent affinées par l’ouvrage d’Alan MILWARD, publié chez Oxford University Press en 1970, The New Order and the French Economy, mais dont on retint surtout l’idée que la France avait été la vache à lait la plus exploitée de l’Europe occupée. […]
Le troisième ouvrage à prendre en considération est le livre que Henri MICHEL publie chez Laffont en 1966 : Vichy, année 40. Il n’était pas à négliger par PAXTON, parce qu’il sut se dégager des seuls procès de Haute Cour pour prendre en compte les cinq volumes de la Délégation française auprès de la Commission française d’armistice et deux volumes des archives de Wilhlemstrasse ; ce qui lui permit d’inverser les perspective aroniennes, et de donner de Montoire une interprétation enfin plus satisfaisante. Il ajoutait – et ce point était important – que « dans une certaine mesure, la Révolution nationale s’inspire de la collaboration » ; mais il ne parvenait pas vraiment à échapper à un parti pris assez courant à l’époque – qui transformait Vichy en une sorte de cour du roi Pétaud, en un régime aux fruits secs. Henri MICHEL, par exemple, reprenait quasi à son compte une déclaration faite par TROCHU [témoin] lors du procès Pétain : « Les choses se passaient dans ce royaume de Vichy comme dans ces royaumes nègres où ce n’est pas le roi qui gouverne, surtout quand il est vieux. » Ce qui l’amenait à sous-estimer la spécificité du nouveau régime et, partant, les retombées potentielles des mesures d’exclusion et de répression.
Dernière donnée, le colloque tenu en 1970 à la Fondation nationale de sciences politiques sous la direction de René REMOND. À noter – et c’est parfaitement significatif des difficultés qu’on pouvait rencontrer à évoquer Vichy dans un colloque – qu’un Henri MICHEL refusa d’y participer, arguant que des acteurs de Vichy allaient être entendus et que, globalement, cette entreprise visait à banaliser et donc à réhabiliter Vichy. REMOND dut longuement justifier le projet dans l’introduction qu’il rédigea quand les actes furent publiés. Henri MICHEL aurait été mieux inspiré de souligner qu’était exclusivement pris en compte le « bon » Vichy puisque les études s’arrêtaient à 1942 et que pas un mot ou presque n’était dit de la répression ou de l’exclusion des juifs. »
Jean-Pierre AZEMA, « La révolution paxtonienne » in Sarah FISHMAN (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2004, p. 23-25
« Le régime de Vichy a commencé […] son existence par une double erreur, qui allait se révéler irréparable : conviction que la guerre était achevée pour la France avec la défaite de ses armées ; illusion qu’un gouvernement demeuré en France pourrait affirmer un minimum d’indépendance vis-à-vis du vainqueur. […]
Cette double erreur explique toute la politique de Vichy ; elle la rend parfaitement cohérente, mais aussi parfaitement vaine […]. Puisque l’Angleterre avait perdu la guerre, l’habileté semblait commander la rupture avec elle. À aucun moment, aucun des gouvernants de Vichy, pendant ces six premiers mois du régime, n’a pensé que la France pourrait un jour reprendre le combat aux côtés de la Grande-Bretagne. […]
Si le pire ne s’est pas produit, si le renversement d’alliances n’a pas eu lieu, si la France ne s’est pas trouvée engagée plus tard aux côtés de l’Allemagne, aux plus mauvaises heures du nazisme, c’est que HITLER ne l’a pas voulu. […]
La collaboration n’est donc pas le résultat d’un plan allemand méthodique, obstinément poursuivi, auquel une partie des dirigeants de Vichy se serait dérobée, tandis qu’une autre s’y serait soumise, avec plus ou moins de résignation ou d’empressement. C’est une politique imaginée par le gouvernement de Vichy, unanime, derrière le maréchal PETAIN, et ce sont les Allemands qui, après l’avoir envisagée un moment avec faveur, n’ont plus voulu s’y engager, quand ils n’y ont plus découvert d’intérêt.
Dans une certaine mesure, la Révolution nationale s’inspirait de la collaboration. Diplomatiquement, pensait-on à Vichy, il valait mieux inspirer confiance au vainqueur en lui montrant un visage apprêté pour lui plaire, à savoir un régime français proche du sien […]. Politiquement, puisque les régimes totalitaires avaient gagné la guerre, et que, de toute évidence, ils dirigeraient le monde pendant longtemps, il paraissait de bonne tactique d’appliquer à la France, pour asseoir son relèvement, les méthodes qui leur avaient assuré la victoire.
En fait les dirigeants de Vichy étaient trop âgés, et leur pensée trop sclérosée, pour vouloir réellement engager la France dans la voie d’un fascisme, dont la violence et le caractère populaire les effrayaient. Leurs préférences allaient à une réaction politique annulant progressivement soixante-dix ans d’erreurs républicaines, sinon même cent cinquante années d’égarement démocratique, provoqué par la mise en application des « principes de 1789 ». […]
La défaite de la France permettait ainsi l’assouvissement de passions partisanes. Par suite, non seulement la Révolution nationale, par son archaïsme, ne donna en aucune façon à la France les armes, matérielles ou spirituelles, dont elle avait besoin pour son relèvement, mais en outre elle ne fit qu’accroître la division des Français, en présence de l’occupant et à son profit. Elle rechercha des coupables, elle épura, elle sanctionna, elle créa des catégories de réprouvés. Elle manqua ainsi les buts qu’elle s’était fixés.
La défaite des armées françaises, dont la convention d’armistice était la sanction, remettait le sort de la France à son implacable vainqueur. Incapables désormais d’infléchir le cours du destin, les Français ne conservaient quelque chance de préserver leur avenir que par le comportement qu’ils adopteraient à l’égard du Reich. […] Les dirigeants de Vichy choisirent l’acceptation, qu’ils baptisèrent collaboration, dès le 17 juillet 1940. […]
Le gouvernement de Vichy recula toujours devant les conséquences possibles d’une affirmation de son indépendance : la rupture de la convention d’armistice, et l’invasion de la zone sud par la Wehrmacht. A la première manifestation de colère de l’occupant, il se soumettait.
Ainsi il n’utilisa jamais au mieux les quelques atouts que l’armistice lui avait laissés ; il ne joua pas de la crainte qu’inspirait à HITLER une utilisation possible de ces atouts par la Grande-Bretagne ; il n’envisagea à aucun moment, par exemple, de se transférer à Alger – même pas au lendemain du 13 décembre.
C’est que jamais les dirigeants de Vichy n’imaginèrent que la France pouvait jouer encore un rôle clans la guerre, pour sa propre libération. Reprendre le combat, c’était reconnaître que la demande d’armistice avait été une erreur, que le Maréchal n’était pas infaillible, et que le général DE GAULLE avait raison ; c’était renoncer à la “régénération” de la France par la Révolution nationale, pour des partisans à qui la défaite avait donné un pouvoir que la Révolution nationale leur permettrait de conserver […].
Pour son salut, il ne restait plus au peuple français qu’à se préparer à livrer son propre combat, en dehors des chefs et du régime que la défaite provisoire de ses armées lui avait imposé. »
Henri MICHEL (secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale), Vichy. Année 40, Fayard, 1966, p. 432-438 (conclusion de l’ouvrage).
Écrit par l’essayiste et académicien Robert ARON (avec l’aide d’une jeune historienne, Georgette ELGEY), La France de Vichy est publié en 1954 et reste jusqu’aux années 1960 un ouvrage de référence sur ces « années noires ». La thèse du bouclier et de l’épée sera battue en brèche dès 1966 par l’historien Henri MICHEL (secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, auteur de Vichy. Année 40), puis par Robert PAXTON.
Écrit sous forme de récit, sans références précises, utilisant des documents dits « inédits » (avant tout les sténographies non publiées de procès de Haute Cour), l’ouvrage affirme envisager l’objectivité et formule même des critiques sur le régime (PETAIN est blâmé pour avoir manqué l’occasion de se dégager de l’emprise allemande en février 1941, et encore plus pour avoir transformé, en novembre 1943, l’État français en une “principauté de Gerolstein”). Pourtant, sans être explicitement formulées, des thèses sont bien sous-jacentes : l’idée du bouclier vichyste (les responsables de Vichy se seraient conduits honorablement contre HITLER) ou l’opposition entre le Vichy de LAVAL et le bon Vichy dont rien n’est dit, ou presque, de la politique d’exclusion et de répression.
L’historien Jean-Pierre AZEMA affirmera en 1992 que « cet ouvrage, écrit par un non-conformiste des années 1930 qui avait manifesté une sensibilité giraudiste, venait à son heure et rencontra l’adhésion de tous ceux qui ne s’étaient pas engagés dans la Résistance et avaient besoin de thèses rassurantes » (Jean-Pierre AZEMA, « Vichy et la mémoire savante : quarante-cinq ans d’historiographie » in Jean-Pierre AZEMA et François BEDARIDA (dir.), Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 27).
« L’armistice, dont la conclusion constitue le premier acte du gouvernement, n’a cessé depuis sa signature de diviser l’opinion. C’est un des plus grands sujets de discorde qui se posent à propos de la politique menée par PETAIN. […]
Pour Philippe PETAIN, la guerre est finie, une guerre qui, selon lui, n’est que le troisième épisode, en soixante-dix ans, des conflits franco-allemands : 1914 avait été la reprise de 1870 ; 1939-1940 est à son tour celle de 1914. La décision militaire intervenue, c’est par un lent et patient travail de négociations avec le vainqueur et de redressement du vaincu que celui-ci peut se relever ; le premier devoir d’un chef de gouvernement est de protéger les Français demeurés en France.
Pour Charles DE GAULLE, au contraire, la guerre commence seulement. Une guerre d’une autre nature, d’une autre époque que les conflits précédents. Une guerre à l’échelle mondiale, où la France, qui a perdu la première bataille, peut avec ses alliés et son Empire être présente à la victoire.
Ce qui plus encore différencie les deux attitudes, les deux hommes et les deux camps entre lesquels jusqu’à nos jours vont se partager les Français, ce sont deux attitudes sentimentales opposées, deux conceptions de l’honneur. […]
L’honneur qu’allègue le maréchal PETAIN, c’est l’honneur d’un gouvernement qui a su maintenir les données de son indépendance et protège les populations : en un mot, c’est l’honneur civique. Celui qu’invoque le général DE GAULLE, c’est l’honneur militaire pour qui s’avouer vaincu est toujours un acte infamant.
De ces honneurs, il se peut que l’un soit plus impérieux, plus instinctif, plus spontané. L’autre existe, sur un mode sans doute moins éclatant, mais il est pourtant réel.
Le premier correspondait à l’aventure exaltante, mais d’apparence désespérée, dont Charles DE GAULLE est l’annonciateur. Le second à l’épreuve lente et douloureuse dont Philippe PETAIN ne prévoyait ni la durée ni la fin.
Tous deux étaient également nécessaires à la France. Selon le mot que l’on prêtera successivement à PETAIN et à DE GAULLE : “Le Maréchal était le bouclier, le Général l’épée.”
Pour l’immédiat, le Maréchal parut avoir raison ; pour l’avenir, le général a vu plus juste. Il n’en résulte pas que son adversaire soit coupable, pour avoir signé l’armistice : “L’armistice, a déclaré en Haute-Cour le procureur général MORNET, qui fut un des plus acharnés à requérir contre Vichy, est un fait ; l’armistice ne constitue pas un des chefs de l’accusation : c’est la préface de l’accusation.” Qui pourrait, en pareille matière, se montrer plus implacable que MORNET ?
Au maréchal PETAIN, en juin 1940, l’armistice apparaît, en tout cas, comme la préface d’une entreprise de rénovation nationale qui est urgente et nécessaire. »
Robert ARON, Histoire de Vichy (1940-1944), Fayard, 1954, p. 90-95
Thomas SNÉGAROFF et Alexandre ANDORRA, Géopolitique des États-Unis, Presses Universitaires de France, 2016, p. 122, 123 et 124
« Durant ce demi-siècle de développement de la prospection et de la consommation pétrolière s’étendant des années 1920 aux années 1970, l’or noir fut très bon marché pour celui qui l’importait. C’était particulièrement vrai s’agissant du brut du Moyen-Orient qui cumulait trois précieux avantages, être léger et de bonne qualité (l’Arabian light, surtout en Arabie saoudite), être aisément accessible et extractible, enfin être facilement transportable via soit le détroit d’Ormuz, soit des pipe line traversant l’ouest de l’Arabie. […]
Il est universellement admis que la donne change en 1973 avec le premier choc pétrolier ; les pays arabes de l’OPEP […] quadruplent en quelques semaines le prix du baril pendant et après la guerre du Kippour d’octobre (officiellement pour punir l’Occident de son soutien présumé à lsraèl alors confronté à la coalition syro-égyptienne), plongeant celui-ci — énergétiquement gourmand mais largement dépourvu — dans une crise économique dont il ne sortira jamais tout à fait. En quelques années, ce premier choc pétrolier draine vers les pays exportateurs de pétrole — à commencer par l’Arabie saoudite et les petites pétromonarchies du Golfe, ainsi que l’Iran et l’Irak — plus de 1 000 milliards de dollars. Lors du second choc pétrolier de 1979-80, dû simultanément à la chute du Shah d’lran au profit d’une République islamique et au déclenchement subséquent de la guerre Iran-Irak, le cours du baril de brut s’envole à nouveau ; on passe alors de 14$ en novembre 1978 à 35$ en décembre 1980. […]
Or, comment sont gérés ces flux considérables ? A quoi servent-ils ? Quel usage en font les dirigeants présidant aux destinées d’Etats bénéficiant de cette avalanche sans précédent de devises ? L’Irak de Saddam HUSSEIN et l’Iran du Shah modernisent quelque peu leurs infrastructures (réseau de transports notamment), et achètent des armes. Mais Bagdad et Téhéran ne profitent que peu de cet âge d’or du premier choc pétrolier puisque dès 1980 et pour huit années, ils dilapident la manne dans une guerre extrêmement destructrice et budgétivore. Au sein des régimes bédouins du Golfe — tribaux, autoritaires et clientélistes — ni l’agronomie, ni l’industrie, ni la recherche, ni les réseaux de transport et moins encore le high tech ne bénéficient alors des formidables retombées pétrolières. Tout juste certains services — les banques essentiellement — se modernisent-ils. En réalité, nouveaux riches à la tête d’Etats minuscules (sauf l’Arabie, vaste quoique quasi totalement désertique) et très peu peuplés, les familles régnantes adoptent un train de vie excessivement coûteux et engagent des années durant des dépenses somptuaires : hôtels et villas de luxe, aras, casinos, bijoux, bateaux de croisière ou encore avions privés pour les particuliers, et armements lourds pour l’Etat. Dans l’absolu, ces dépenses ne sont pas plus stupides que d’autres, sauf qu’elles apparaissent improductives et consenties pour l’essentiel hors du territoire national. Ainsi, la plus grande part des sommes astronomiques engrangées par un pays comme l’Arabie saoudite (principal exportateur mondial de brut) depuis son premier choc pétrolier de 1973, ont été réinvesties ou purement dépensées… en Occident !
Mais le pire se trouve vraisemblablement ailleurs ; la grande facilité liée aux formidables revenus pétroliers décourage en profondeur le travail, les innovations, les études et la valorisation du savoir, la formation professionnelle, la recherche technologique. Parallèlement, on ne trouve plus de locaux acceptant de travailler aux tâches liées à l’exploitation du pétrole ainsi qu’aux labeurs pénibles de façon générale ; on procède donc au recrutement de centaines de milliers travailleurs asiatiques, masse de travail taillable et corvéable à merci. A ce problème économico-démographique — dans certains émirats la population étrangère sera plusieurs fois supérieure aux locaux — et des milliards de dollars de parts de salaires s’écouleront vers l’Inde, les Philippines et le sud-est asiatique — s’ajoute, plus crucial, celui de la déficience en matière de haute technologie. Car, d’abord, sans motivation ni marché intérieur assez développé, les jeunes cerveaux vont se former en Occident (pour souvent y rester, notamment aux Etats-Unis), ensuite, sans investissements nationaux suffisants, le booster économique, financier et stratégique représenté par le high tech dès les années 1990-2000 passera à côté de ces Etats demeurés mono-exportateurs. […]
En outre la concurrence fait rage. Le nombre de gisements a augmenté dans les années 2000, concurrençant le brut saoudien ou émirati. Par ailleurs, quid de la volonté de grands importateurs de se diversifier ? Les Etats-Unis, qui furent encore de loin en 2010 les premiers consommateurs de pétrole brut avec plus de 600 millions de barils importés, ont ainsi déjà commencé à diversifier leurs sources d’approvisionnement afin de moins dépendre de l’arc d’instabilité chronique moyen-oriental, et de leur fragile allié saoudien en particulier. […] Que se passerait-il si la Chine et peut-être plus tard l’Inde dans son sillage choisissaient également de s’approvisionner à d’autres sources ? »
Frédéric ENCEL, « Le pétrole du Moyen-Orient est-il géopolitiquement si précieux ? Réflexions autour d’une contestable centralité économique, stratégique et énergétique », Management & Avenir, 2011/2 (n° 42), p. 281-292
« Au moment où éclate l’insurrection le 1er novembre 1954, « l’Algérie c’est la France », selon le mot de François MITTERRAND, alors ministre de l’Intérieur dans le cabinet de Pierre MENDES FRANCE. Elle représente trois départements français, beaucoup plus, donc qu’une colonie lointaine comme le Sénégal. […] Une organisation jusque-là inconnue, revendique toutes les opérations militaires : le Front de libération nationale (FLN).
À cette date, près d’un million d’Européens, ceux que l’on appellera plus tard les « pieds-noirs », travaillent [en Algérie] et y vivent depuis des générations. […] Il semble hors de question d’abandonner un territoire rattaché à la France depuis cent trente ans, avant même la Savoie (1860). La découverte du pétrole, le choix d’utiliser l’immensité saharienne pour le début d’expériences nucléaires ou spatiales vont venir s’ajouter à ces motifs dans le cours même de la guerre. […] Neuf millions d’Algériens musulmans sont de faux citoyens d’une République qui se veut assimilationniste : ils votent dans un collège séparé de celui des Européens depuis 1947. Le principe d’égalité, « un homme, une voix », n’y est pas respecté. L’idée d’indépendance, partagée par une proportion croissante d’Algériens, apparaît comme la seule façon de dénouer cette contradiction. […]
En janvier 1955, le gouvernement élabore un programme de réformes pour l’Algérie : création, à Alger, d’une École d’Administration afin de favoriser l’accès des Algériens musulmans aux postes de responsabilité dans la fonction publique […], réduction de l’écart entre salaires algériens et salaires européens (le revenu brut de l’Européen d’Algérie est vingt-huit fois supérieur à celui du musulman) ; mise en chantier de grands travaux d’équipement (des zones entières ne connaissent ni routes, ni bureaux de mairie, ni bureaux de postes) ; faire face à l’état de misère économique de nombreuses régions d’Algérie, aux difficultés entraînées par une très forte pression démographique (on compte 850 000 chômeurs partiels ou totaux pour une population active de 2 300 000 salariés). […] Trop tard : tout bascule le 20 août 1955.
Le 20 août 1955, des milliers de paysans algériens se soulèvent et se ruent à l’assaut des villes du Nord-Constantinois. […] De nombreux Français, mais aussi des musulmans sont assassinés à coups de hache, de serpe, de pioche ou de couteau. Le bilan des émeutes se solde par 123 morts, dont 71 dans la population européenne. La répression est terrible. […] La France « entre en guerre », rappelle 60 000 réservistes. Le temps des réformes est révolu. Le 30 septembre 1955, la « question algérienne » est inscrite à l’ordre du jour de l’ONU. […]
Le 26 avril 1958, plusieurs milliers de manifestants défilent à Alger pour réclamer un gouvernement de salut public. La veille, le général SALAN informe que l’armée n’acceptera rien d’autre que l’écrasement total des « rebelles ». Depuis un mois, le Parlement se révèle incapable de trouver un nouveau président du Conseil. Désemparé, le président René COTY fait appel, le 8 mai, au centriste Pierre PFLIMLIN (MRP) qui a publiquement annoncé son intention d’ouvrir des négociations avec le FLN. SALAN proteste officiellement, et de nombreux leaders des Européens d’Algérie dénoncent ce « Diên-Biên-Phu diplomatique ». Le même jour, le FLN annonce l’exécution de trois prisonniers du contingent. La situation échappe à Robert LACOSTE, qui est convoqué à Paris le 10 mai.
En Algérie, l’armée semble demeurer la seule autorité ; les « comités de défense de l’Algérie française », les anciens combattants et les pieds-noirs appellent à une manifestation monstre le 13 mai 1958 pour imposer outre-Méditerranée un changement de régime. Cette journée aura d’extraordinaires conséquences. […] Tandis qu’en métropole le gouvernement PFLIMLIN, investi dans la nuit du 13 au 14, affirme sa volonté de défendre la souveraineté française et réagit à l’émeute en déclarant le blocus de l’Algérie, le général SALAN couvre de son autorité la réunion improvisée d’un « Comité de salut public », présidé par le général MASSU. […] En fin politique [DE GAULLE] a refusé de se prononcer tant qu’il n’aurait pas le pouvoir. Ce qu’il souhaite d’abord, c’est « restaurer l’autorité de l’État », entrer dans un nouveau régime taillé à sa mesure, doté d’un pouvoir présidentiel fort. […]
L’armée et les pieds-noirs assistent avec joie à la cascade des événements : démission de PFLIMLIN, suivie, le 1er juin 1958, de l’investiture du général DE GAULLE par l’assemblée. […] C’est la fin de la IVe République et l’avènement de la Ve République. Une nouvelle Constitution est proposée qui donne de grands pouvoirs au président de la République. Le 28 septembre, Européens et musulmans votent massivement en faveur de la Constitution de la Ve République. Le 21 décembre, le général DE GAULLE est élu président de la République française. […]
À la fin de l’année 1961 […] les négociations avec le FLN butent sur la question saharienne et doivent être momentanément suspendues. En Algérie, l’OAS (Organisation armée secrète) dont les objectifs sont simples : rester fidèles à l’esprit du 13 mai 1958, résister à la politique du désengagement algérien menée par le pouvoir gaulliste, se lance aussi dans le terrorisme, les coups de main spectaculaires (hold-up sur des banques ou sur des entreprises pour se procurer des fonds), expéditions sanglantes contre des Algériens musulmans. […]
Le 19 mars 1962, à midi, le cessez-le-feu conclu la veille, lors de la signature des accords d’Évian, devenait effectif. […] Le conflit d’après les approximations les plus vraisemblables a fait 500 000 morts (toutes catégories confondues mais surtout Algériens). Dans les mois qui ont suivi l’indépendance algérienne, les massacres de dizaines de milliers de « harkis », les enlèvements d’Européens (surtout dans la région d’Oran), ont alourdi considérablement le bilan déjà très lourd de cette « guerre sans nom ». […] En France, si les victimes furent beaucoup moins nombreuses, le traumatisme n’en a pas été moins puissant. Faut-il rappeler que près de 2 000 000 de soldats ont traversé la Méditerranée entre 1955 et 1962, soit la plupart des jeunes nés entre 1932 et 1943 qui étaient susceptibles d’être appelés ? Toute une génération s’est donc trouvée embarquée pour une guerre dont elle ne comprenait pas les enjeux. »
Benjamin STORA, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, La Découverte, 2004, p. 3, 4 et 10.
« C’est en 1908 que l’on a commencé à soupçonner la présence de pétrole dans la région avec la découverte de gisements en Perse (Iran). L’exploitation débute en Irak en 1937. Dans les années 1930, c’est au tour de la péninsule arabique. […]
Ces concessions sont détenues par sept grandes « majors » pétrolières : cinq sociétés américaines, British Petroleum (Grande-Bretagne) et Shell (Grande-Bretagne et Pays-Bas). […] C’est durant la Seconde Guerre mondiale que les États-Unis, premier consommateur au monde, découvrent la valeur de l’immense potentiel saoudien. […] Les stratèges du plan Marshall font du pétrole du Moyen-Orient l’un des éléments essentiels de la reconstruction économique de l’Europe d’après-guerre. […]
La rente pétrolière augmente ainsi très rapidement. Au Koweït, on passe de 800 000 dollars en 1946 à 217 millions en 1954 ! Cette croissance est liée à la hausse de la production mais aussi à une meilleure répartition des revenus de la rente. Le Moyen-Orient combine à la fois les coûts de production les plus bas et les réserves de pétrole les plus importantes du monde. En 1956, la crise de Suez entraîne un relèvement des prix. Le retour à la normale et la hausse de la production mondiale provoquent un mouvement en sens inverse dès 1959-1960. Les pays exportateurs tentent de s’y opposer en constituant, en 1960, à Bagdad, l’organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) : au total 13 pays qui contrôleront au début des années 1970 plus de 85 % des exportations mondiales de pétrole.
La guerre israélo-arabe de juin 1967 bouleverse la situation. Le canal de Suez est à nouveau fermé, ce qui rallonge les circuits d’acheminement du pétrole du Golfe. […] Les pays producteurs ne se contentent pas d’augmenter les prix affichés.
Ils remettent en cause le système des concessions. À partir de 1971, les pays socialistes arabes comme l’Algérie, la Libye et l’Irak nationalisent les compagnies présentes sur leur territoire ; les pays conservateurs, eux, passent par un système de prise de participation croissante. […]
Lors de la guerre du Kippour en 1973, la réduction de la production conduit à un quadruplement du prix affiché en quelques semaines. Ce premier choc pétrolier entraîne une hausse vertigineuse de la rente pétrolière. […] La révolution iranienne de 1979 et la guerre Irak-Iran en 1980 provoquent un second choc pétrolier. Le prix du baril atteint 32 dollars en 1980. […] Le pétrole devient une matière première ordinaire soumise à une intense spéculation.
La fin des prix affichés, la diminution de la demande mondiale et surtout le développement de la production en dehors des pays de l’OPEP (mer du Nord, Alaska, Union soviétique) entraînent un contre-choc pétrolier : les pays du Golfe reviennent à des revenus réels proches d’avant le premier choc pétrolier. L’Arabie saoudite réplique en augmentant brutalement sa production. […]
L’OPEP tente d’enrayer la chute en s’imposant des quotas de production. Mais plusieurs pays du Golfe ne les respectent pas. L’invasion du Koweït en 1990 est en partie liée à l’impossibilité pour l’Irak de restaurer sa position de producteur majeur au lendemain de la guerre avec l’Iran en raison du non-respect des quotas. L’Arabie saoudite, qui contrôle le marché mondial, interdit l’existence d’un troisième choc pétrolier. La guerre du Golfe a fait perdre à l’Irak, sous embargo dès l’invasion du Koweït, sa place de producteur essentiel.
Après les « médiocres » années 1990, les années 2000, grâce à la hausse de la consommation mondiale et surtout aux importations de grands pays émergents (Chine, Inde), voient une montée continue du prix du pétrole. La région connaît un boom économique. […] L’euphorie dure jusqu’en 2008. Puis c’est l’effondrement avec la crise financière mondiale. »
Henry LAURENS, « Le pétrole : une malédiction ? », Les Collections de l’Histoire, n°69, octobre 2015, p. 60-63