TEXTES » Texte d'historien »

Robert PAXTON revient sur les évolutions de la recherche portant sur Vichy depuis les années 1970

Avant 1981, l’historien américain Robert PAXTON travaillait à partir d’archives américaines et allemandes. En 1981, les archives françaises ouvrent aux chercheurs une partie des fonds du régime de Vichy.

 

« J’écrivais à l’époque [en 1972], d’une façon un peu schématique (et faute d’avoir pu accéder aux rapports préfectoraux) que l’opinion française de 1940 était presque unanimement favorable au maréchal PETAIN, et celle de 1944 presque unanimement favorable au général DE GAULLE. […] Depuis, l’étude attentive et nuancée que Pierre LABORIE a consacrée* aux rapports de police, aux écoutes téléphoniques et au contrôle du courrier à Toulouse a montré que, dans le cas de Toulouse au moins, les réserves à l’égard du gouvernement de Vichy étaient, dès le début, plus largement répandues que je ne l’avais supposé. […] Il vaut aussi la peine de souligner que l’opinion publique a constamment distingué entre le maréchal PETAIN et son gouvernement […]. Le durable prestige personnel du maréchal continuera à légitimer ce que faisait son gouvernement alors que sa politique suscitait depuis longtemps déjà de larges doutes. […] Dans La France de Vichy, j’avais déjà esquissé la thèse que je devais développer par la suite (en 1981) avec Michel MARRUS, dans Vichy et les Juifs : plus personne ne peut contester que les premières mesures antijuives de 1940 relevaient d’une initiative purement française, ni que ce soit Vichy lui-même qui a insisté en 1942 pour coopérer à la déportation des Juifs vers l’Est. »

 

* Pierre LABORIE est un historien français ; PAXTON évoque ici l’ouvrage de ce dernier, L’Opinion publique sous Vichy, publié en 1990.

 

Robert PAXTON, avant-propos à la 2nde édition de La France de Vichy. 1940-1944, Le Seuil, 1997 (1ère édition de 1972 traduite en 1973).

L’historien Henry ROUSSO contextualise l’impact des travaux de Robert PAXTON

« Lorsqu’en 1975, alors jeune étudiant, je cherchais un sujet de recherche et m’intéressais déjà à la période de l’Occupation, la lecture de La France de Vichy, qui venait d’être traduit en français, consacra définitivement mon choix ce travailler sur cette page difficile de l’histoire de la France. […]

Le livre lui-même, les réactions et les débats qu’il suscita donnaient le sentiment qu’un double événement s’était produit. Robert PAXTON proposait une avancée décisive sur l’histoire savante des années 1940-1944, qui allait donner une forte impulsion au renouvellement historiographique amorcé à la fin des années 1960. Mais sa parution constituait également un événement en soi, inscrit dans le “temps présent”, qui soulignait à quel point les rapports que les Français entretenaient avec ce passé-là étaient en train de changer. Ce livre offrait donc l’occasion de s’interroger non seulement sur l’histoire de Vichy, mais aussi sur un phénomène encore très peu perçu : l’existence d’une histoire longue de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans laquelle Robert PAXTON occupe une place originale.

Dans l’esprit de beaucoup de Français, qu’ils aient lu ou non ses ouvrages, Robert PAXTON est un peu plus qu’un historien de renom : il est devenu une sorte de “lieu de mémoire”, c’est-à-dire une “unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté”, définition qu’en donne Le Grand Robert de la langue française, et que cite Pierre NORA lui-même dans le dernier tome de son œuvre imposante. Il cristallise une vision du passé autour d’un lieu, physique ou virtuel, d’un rituel, voire d’un individu remarquable, qui tous renvoient au passé et offrent une borne, un point de repère plus ou moins permanent dans la chaîne du temps social et historique. »

 

Henry ROUSSO, « L’historien, lieu de mémoire. Hommage à Robert Paxton » in Sarah FISHMAN (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2004, p. 299-300

Les prémisses de la « révolution paxtonienne » vus par Jean-Pierre AZEMA (1997)

Les 26 et 27 septembre 1997 est organisé à la Maison française de l’université Columbia (New York) un colloque international en l’honneur de l’historien Robert O. PAXTON ; l’historien français Jean-Pierre AZEMA y participe.

 

« J’ai intitulé un peu pompeusement ma communication : “La révolution paxtonienne”. Mais, comme pour bon nombre de révolutions, elle a été précédée par des signes annonciateurs, en l’occurrence des ouvrages dont je parlerai brièvement. […]

Je parlerai en premier lieu de la thèse d’Eberhard JÄCKEL, parue à Stuttgart en 1966 et traduite en français en 1968 sous le titre La France dans l’Europe de Hitler. C’est un livre très solide, minutieux, nourri de sources allemandes, jusque-là presque totalement négligées par les historiens français, et qui présentait l’intérêt majeur de contrebattre les présupposés aroniens : JÄCKEL démontrait, preuves à l’appui, que Vichy avait été à la remorque d’un HITLER maître du jeu, par ailleurs fort peu enclin à collaborer, se refusant à toute concession d’ordre politique ; du même coup devenait compréhensible le piège allemand, l’engrenage d’une collaboration d’État qui devint de plus en plus insupportable après la coupure décisive que fut novembre 1942. En France, le livre passa relativement inaperçu ; d’autant que dans un premier temps les événements de 1968 suscitèrent des interrogations d’un autre ordre.

Les thèses de JÄCKEL furent affinées par l’ouvrage d’Alan MILWARD, publié chez Oxford University Press en 1970, The New Order and the French Economy, mais dont on retint surtout l’idée que la France avait été la vache à lait la plus exploitée de l’Europe occupée. […]

Le troisième ouvrage à prendre en considération est le livre que Henri MICHEL publie chez Laffont en 1966 : Vichy, année 40. Il n’était pas à négliger par PAXTON, parce qu’il sut se dégager des seuls procès de Haute Cour pour prendre en compte les cinq volumes de la Délégation française auprès de la Commission française d’armistice et deux volumes des archives de Wilhlemstrasse ; ce qui lui permit d’inverser les perspective aroniennes, et de donner de Montoire une interprétation enfin plus satisfaisante. Il ajoutait – et ce point était important – que « dans une certaine mesure, la Révolution nationale s’inspire de la collaboration » ; mais il ne parvenait pas vraiment à échapper à un parti pris assez courant à l’époque – qui transformait Vichy en une sorte de cour du roi Pétaud, en un régime aux fruits secs. Henri MICHEL, par exemple, reprenait quasi à son compte une déclaration faite par TROCHU [témoin] lors du procès Pétain : « Les choses se passaient dans ce royaume de Vichy comme dans ces royaumes nègres où ce n’est pas le roi qui gouverne, surtout quand il est vieux. » Ce qui l’amenait à sous-estimer la spécificité du nouveau régime et, partant, les retombées potentielles des mesures d’exclusion et de répression.

Dernière donnée, le colloque tenu en 1970 à la Fondation nationale de sciences politiques sous la direction de René REMOND. À noter – et c’est parfaitement significatif des difficultés qu’on pouvait rencontrer à évoquer Vichy dans un colloque – qu’un Henri MICHEL refusa d’y participer, arguant que des acteurs de Vichy allaient être entendus et que, globalement, cette entreprise visait à banaliser et donc à réhabiliter Vichy. REMOND dut longuement justifier le projet dans l’introduction qu’il rédigea quand les actes furent publiés. Henri MICHEL aurait été mieux inspiré de souligner qu’était exclusivement pris en compte le « bon » Vichy puisque les études s’arrêtaient à 1942 et que pas un mot ou presque n’était dit de la répression ou de l’exclusion des juifs. »

 

Jean-Pierre AZEMA, « La révolution paxtonienne » in Sarah FISHMAN (dir.), La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2004, p. 23-25

Dès 1966, Henri MICHEL remet en cause le travail de Robert ARON sur Vichy

« Le régime de Vichy a commencé […] son existence par une double erreur, qui allait se révéler irréparable : conviction que la guerre était achevée pour la France avec la défaite de ses armées ; illusion qu’un gouvernement demeuré en France pourrait affirmer un minimum d’indépendance vis-à-vis du vainqueur. […]

Cette double erreur explique toute la politique de Vichy ; elle la rend parfaitement cohérente, mais aussi parfaitement vaine […]. Puisque l’Angleterre avait perdu la guerre, l’habileté semblait commander la rupture avec elle. À aucun moment, aucun des gouvernants de Vichy, pendant ces six premiers mois du régime, n’a pensé que la France pourrait un jour reprendre le combat aux côtés de la Grande-Bretagne. […]

Si le pire ne s’est pas produit, si le renversement d’alliances n’a pas eu lieu, si la France ne s’est pas trouvée engagée plus tard aux côtés de l’Allemagne, aux plus mauvaises heures du nazisme, c’est que HITLER ne l’a pas voulu. […]

La collaboration n’est donc pas le résultat d’un plan allemand méthodique, obstinément poursuivi, auquel une partie des dirigeants de Vichy se serait dérobée, tandis qu’une autre s’y serait soumise, avec plus ou moins de résignation ou d’empressement. C’est une politique imaginée par le gouvernement de Vichy, unanime, derrière le maréchal PETAIN, et ce sont les Allemands qui, après l’avoir envisagée un moment avec faveur, n’ont plus voulu s’y engager, quand ils n’y ont plus découvert d’intérêt.

Dans une certaine mesure, la Révolution nationale s’inspirait de la collaboration. Diplomatiquement, pensait-on à Vichy, il valait mieux inspirer confiance au vainqueur en lui montrant un visage apprêté pour lui plaire, à savoir un régime français proche du sien […]. Politiquement, puisque les régimes totalitaires avaient gagné la guerre, et que, de toute évidence, ils dirigeraient le monde pendant longtemps, il paraissait de bonne tactique d’appliquer à la France, pour asseoir son relèvement, les méthodes qui leur avaient assuré la victoire.

En fait les dirigeants de Vichy étaient trop âgés, et leur pensée trop sclérosée, pour vouloir réellement engager la France dans la voie d’un fascisme, dont la violence et le caractère populaire les effrayaient. Leurs préférences allaient à une réaction politique annulant progressivement soixante-dix ans d’erreurs républicaines, sinon même cent cinquante années d’égarement démocratique, provoqué par la mise en application des « principes de 1789 ». […]

La défaite de la France permettait ainsi l’assouvissement de passions partisanes. Par suite, non seulement la Révolution nationale, par son archaïsme, ne donna en aucune façon à la France les armes, matérielles ou spirituelles, dont elle avait besoin pour son relèvement, mais en outre elle ne fit qu’accroître la division des Français, en présence de l’occupant et à son profit. Elle rechercha des coupables, elle épura, elle sanctionna, elle créa des catégories de réprouvés. Elle manqua ainsi les buts qu’elle s’était fixés.

La défaite des armées françaises, dont la convention d’armistice était la sanction, remettait le sort de la France à son implacable vainqueur. Incapables désormais d’infléchir le cours du destin, les Français ne conservaient quelque chance de préserver leur avenir que par le comportement qu’ils adopteraient à l’égard du Reich. […] Les dirigeants de Vichy choisirent l’acceptation, qu’ils baptisèrent collaboration, dès le 17 juillet 1940. […]

Le gouvernement de Vichy recula toujours devant les conséquences possibles d’une affirmation de son indépendance : la rupture de la convention d’armistice, et l’invasion de la zone sud par la Wehrmacht. A la première manifestation de colère de l’occupant, il se soumettait.

Ainsi il n’utilisa jamais au mieux les quelques atouts que l’armistice lui avait laissés ; il ne joua pas de la crainte qu’inspirait à HITLER une utilisation possible de ces atouts par la Grande-Bretagne ; il n’envisagea à aucun moment, par exemple, de se transférer à Alger – même pas au lendemain du 13 décembre.

C’est que jamais les dirigeants de Vichy n’imaginèrent que la France pouvait jouer encore un rôle clans la guerre, pour sa propre libération. Reprendre le combat, c’était reconnaître que la demande d’armistice avait été une erreur, que le Maréchal n’était pas infaillible, et que le général DE GAULLE avait raison ; c’était renoncer à la “régénération” de la France par la Révolution nationale, pour des partisans à qui la défaite avait donné un pouvoir que la Révolution nationale leur permettrait de conserver […].

Pour son salut, il ne restait plus au peuple français qu’à se préparer à livrer son propre combat, en dehors des chefs et du régime que la défaite provisoire de ses armées lui avait imposé. »

 

Henri MICHEL (secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale), Vichy. Année 40, Fayard, 1966, p. 432-438 (conclusion de l’ouvrage).

La thèse du bouclier et de l’épée (Robert ARON)

Écrit par l’essayiste et académicien Robert ARON (avec l’aide d’une jeune historienne, Georgette ELGEY), La France de Vichy est publié en 1954 et reste jusqu’aux années 1960 un ouvrage de référence sur ces « années noires ». La thèse du bouclier et de l’épée sera battue en brèche dès 1966 par l’historien Henri MICHEL (secrétaire général du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, auteur de Vichy. Année 40), puis par Robert PAXTON.

Écrit sous forme de récit, sans références précises, utilisant des documents dits « inédits » (avant tout les sténographies non publiées de procès de Haute Cour), l’ouvrage affirme envisager l’objectivité et formule même des critiques sur le régime (PETAIN est blâmé pour avoir manqué l’occasion de se dégager de l’emprise allemande en février 1941, et encore plus pour avoir transformé, en novembre 1943, l’État français en une “principauté de Gerolstein”). Pourtant, sans être explicitement formulées, des thèses sont bien sous-jacentes : l’idée du bouclier vichyste (les responsables de Vichy se seraient conduits honorablement contre HITLER) ou l’opposition entre le Vichy de LAVAL et le bon Vichy dont rien n’est dit, ou presque, de la politique d’exclusion et de répression.

L’historien Jean-Pierre AZEMA affirmera en 1992 que « cet ouvrage, écrit par un non-conformiste des années 1930 qui avait manifesté une sensibilité giraudiste, venait à son heure et rencontra l’adhésion de tous ceux qui ne s’étaient pas engagés dans la Résistance et avaient besoin de thèses rassurantes » (Jean-Pierre AZEMA, « Vichy et la mémoire savante : quarante-cinq ans d’historiographie » in Jean-Pierre AZEMA et François BEDARIDA (dir.), Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 27).

 

« L’armistice, dont la conclusion constitue le premier acte du gouvernement, n’a cessé depuis sa signature de diviser l’opinion. C’est un des plus grands sujets de discorde qui se posent à propos de la politique menée par PETAIN. […]

Pour Philippe PETAIN, la guerre est finie, une guerre qui, selon lui, n’est que le troisième épisode, en soixante-dix ans, des conflits franco-allemands : 1914 avait été la reprise de 1870 ; 1939-1940 est à son tour celle de 1914. La décision militaire intervenue, c’est par un lent et patient travail de négociations avec le vainqueur et de redressement du vaincu que celui-ci peut se relever ; le premier devoir d’un chef de gouvernement est de protéger les Français demeurés en France.

Pour Charles DE GAULLE, au contraire, la guerre commence seulement. Une guerre d’une autre nature, d’une autre époque que les conflits précédents. Une guerre à l’échelle mondiale, où la France, qui a perdu la première bataille, peut avec ses alliés et son Empire être présente à la victoire.

Ce qui plus encore différencie les deux attitudes, les deux hommes et les deux camps entre lesquels jusqu’à nos jours vont se partager les Français, ce sont deux attitudes sentimentales opposées, deux conceptions de l’honneur. […]

L’honneur qu’allègue le maréchal PETAIN, c’est l’honneur d’un gouvernement qui a su maintenir les données de son indépendance et protège les populations : en un mot, c’est l’honneur civique. Celui qu’invoque le général DE GAULLE, c’est l’honneur militaire pour qui s’avouer vaincu est toujours un acte infamant.

De ces honneurs, il se peut que l’un soit plus impérieux, plus instinctif, plus spontané. L’autre existe, sur un mode sans doute moins éclatant, mais il est pourtant réel.

Le premier correspondait à l’aventure exaltante, mais d’apparence désespérée, dont Charles DE GAULLE est l’annonciateur. Le second à l’épreuve lente et douloureuse dont Philippe PETAIN ne prévoyait ni la durée ni la fin.

Tous deux étaient également nécessaires à la France. Selon le mot que l’on prêtera successivement à PETAIN et à DE GAULLE : “Le Maréchal était le bouclier, le Général l’épée.”

Pour l’immédiat, le Maréchal parut avoir raison ; pour l’avenir, le général a vu plus juste. Il n’en résulte pas que son adversaire soit coupable, pour avoir signé l’armistice : “L’armistice, a déclaré en Haute-Cour le procureur général MORNET, qui fut un des plus acharnés à requérir contre Vichy, est un fait ; l’armistice ne constitue pas un des chefs de l’accusation : c’est la préface de l’accusation.” Qui pourrait, en pareille matière, se montrer plus implacable que MORNET ?

Au maréchal PETAIN, en juin 1940, l’armistice apparaît, en tout cas, comme la préface d’une entreprise de rénovation nationale qui est urgente et nécessaire. »

 

Robert ARON, Histoire de Vichy (1940-1944), Fayard, 1954, p. 90-95

Quelques éléments de synthèse des relations entre les Etats-Unis et le continent américain

« En novembre 2013, tout juste nommé secrétaire d’État, John KERRY lance devant les membres de l’Organisation des États d’Amérique que « la doctrine Monroe est révolue » […] La doctrine Monroe nous replonge en 1823. À écouter le président américain James MONROE, les États-Unis n’ont pas vocation à conquérir l’Amérique latine mais simplement à soutenir les mouvements d’émancipation nationale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes face aux appétits des puissances européennes. […] En réalité, sous couvert de défense des nouveaux États-nations d’Amérique latine, le slogan « l’Amérique aux Américains » masque mal l’ambition impérialiste des États-Unis sur leur continent – même si cette dernière reste discrète jusqu’au crépuscule du XIXe siècle. […]
Après la Seconde Guerre mondiale, l’impératif de la Guerre froide laisse entrevoir le retour de la « big stick policy »1. […] C’est notamment en 1954 l’intervention concertée du gouvernement américain, de la CIA et de United Fruit2 qui conduit au coup d’État de Castillo ARMAS qui renverse le président guatémaltèque ARBENZA, coupable d’avoir entamé une réforme agraire mettant en péril les intérêts de United Fruit. En 1960, la révolution cubaine puis la rupture des relations diplomatiques entre La Havane et Washington est un choc. Non seulement l’Amérique ne parvient pas à renverser le régime castriste – souvenons-nous du fiasco de la baie des Cochons – mais en plus le nouveau régime se rapproche de l’URSS et promet de diffuser la révolution sur l’ensemble du continent. L’Alliance pour le progrès de KENNEDY paraît inefficace au couple NIXON/KISSINGER qui, pour endiguer le communisme dans les années 1970, préfère une politique plus proactive, qui passe par le soutien secret à l’opération Condor3. […]
Sous CARTER le ton change. Bien décidé à respecter partout les droits de l’homme, le nouveau président américain (1977-1981) abandonne cette politique des coups tordus. Cela se traduit notamment par l’annonce du retour à la souveraineté du Panama sur le canal. Mais le retour au pouvoir des républicains avec Ronald REAGAN (1981-1989) marque une reprise des interventions directes ou indirectes sur le continent. Économiquement d’abord : la crise de la dette au Mexique en 1982 puis dans de nombreux autres pays du sous-continent implique un interventionnisme fort (quoiqu’indirect) des États-Unis via le FMI et la Banque mondiale. La mainmise est ainsi idéologique : le consensus de Washington4 s’abat sur le continent. Militairement ensuite : en octobre 1983, Reagan ordonne l’invasion de l’île de Grenade dans les Antilles où un coup d’État en 1979 avait amené au pouvoir un gouvernement marxiste-léniniste. […]
Mais c’est surtout la démocratisation de l’Amérique latine et la fin de la Guerre froide qui bouleversent les relations entre les États-Unis et le reste de l’Amérique. Dans les années 2000, à la suite du virage à gauche de l’Amérique latine, les États-Unis paraissent perdre la main sur un continent qu’ils ont délaissé dans les années 1990, la menace communiste s’étant alors évanouie. Le projet de marché commun américain allant de l’Alaska à la Terre de feu […], imaginé par George H. BUSH en 1992, est enterré. […] Ne reste qu’un premier tronçon inauguré en 1994 : l’ALENA, zone de libre-échange nord-américaine ne concernant que le Canada, les États-Unis et le Mexique. […]
Les nations latino-américaines ont abandonné les politiques économiques dites « du consensus de Washington », privilégiant dans un premier temps une affirmation clairement nationaliste qui s’est traduite par des vagues de nationalisations ou des prises de contrôle direct par l’État de sociétés publiques en Argentine, en Bolivie et au Venezuela. Toutefois, elles construisent également des organisations régionales autonomes des États-Unis : ALBA (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique), CALC (Sommet d’Amérique latine et de la Caraïbe), UNASUR (Union des nations d’Amérique du Sud). […] Mais si l’Amérique latine se détourne alors des États-Unis, ce n’est pas uniquement en raison de l’élection de majorités de gauche. Il y a aussi la montée en puissance de la Chine, qui constitue désormais le partenaire économique d’avenir pour la région. »

 

1 – Big stick policy : « politique du gros bâton », c’est-à-dire l’action militaire directe.
2 – United Fruit : entreprise américaine de production et de commerce de fruits exotiques.
3 – Opération Condor : opération de soutien aux dictatures anti-socialistes et anti-communistes.
4 – Consensus de Washington : ensemble de mesures libérales imposées aux pays en difficulté économique pour bénéficier des aides financières de la Banque Mondiale et du FMI, deux institutions financières internationales installées à Washington.

 

Thomas SNÉGAROFF et Alexandre ANDORRA, Géopolitique des États-Unis, Presses Universitaires de France, 2016, p. 122, 123 et 124

Les années 1970 : une décennie décisive dans l’avenir du pétrole du Moyen-Orient (F. ENCEL, 2011)

« Durant ce demi-siècle de développement de la prospection et de la consommation pétrolière s’étendant des années 1920 aux années 1970, l’or noir fut très bon marché pour celui qui l’importait. C’était particulièrement vrai s’agissant du brut du Moyen-Orient qui cumulait trois précieux avantages, être léger et de bonne qualité (l’Arabian light, surtout en Arabie saoudite), être aisément accessible et extractible, enfin être facilement transportable via soit le détroit d’Ormuz, soit des pipe line traversant l’ouest de l’Arabie. […]

Il est universellement admis que la donne change en 1973 avec le premier choc pétrolier ; les pays arabes de l’OPEP […] quadruplent en quelques semaines le prix du baril pendant et après la guerre du Kippour d’octobre (officiellement pour punir l’Occident de son soutien présumé à lsraèl alors confronté à la coalition syro-égyptienne), plongeant celui-ci — énergétiquement gourmand mais largement dépourvu — dans une crise économique dont il ne sortira jamais tout à fait. En quelques années, ce premier choc pétrolier draine vers les pays exportateurs de pétrole — à commencer par l’Arabie saoudite et les petites pétromonarchies du Golfe, ainsi que l’Iran et l’Irak — plus de 1 000 milliards de dollars. Lors du second choc pétrolier de 1979-80, dû simultanément à la chute du Shah d’lran au profit d’une République islamique et au déclenchement subséquent de la guerre Iran-Irak, le cours du baril de brut s’envole à nouveau ; on passe alors de 14$ en novembre 1978 à 35$ en décembre 1980. […]

Or, comment sont gérés ces flux considérables ? A quoi servent-ils ? Quel usage en font les dirigeants présidant aux destinées d’Etats bénéficiant de cette avalanche sans précédent de devises ? L’Irak de Saddam HUSSEIN et l’Iran du Shah modernisent quelque peu leurs infrastructures (réseau de transports notamment), et achètent des armes. Mais Bagdad et Téhéran ne profitent que peu de cet âge d’or du premier choc pétrolier puisque dès 1980 et pour huit années, ils dilapident la manne dans une guerre extrêmement destructrice et budgétivore. Au sein des régimes bédouins du Golfe — tribaux, autoritaires et clientélistes — ni l’agronomie, ni l’industrie, ni la recherche, ni les réseaux de transport et moins encore le high tech ne bénéficient alors des formidables retombées pétrolières. Tout juste certains services — les banques essentiellement — se modernisent-ils. En réalité, nouveaux riches à la tête d’Etats minuscules (sauf l’Arabie, vaste quoique quasi totalement désertique) et très peu peuplés, les familles régnantes adoptent un train de vie excessivement coûteux et engagent des années durant des dépenses somptuaires : hôtels et villas de luxe, aras, casinos, bijoux, bateaux de croisière ou encore avions privés pour les particuliers, et armements lourds pour l’Etat. Dans l’absolu, ces dépenses ne sont pas plus stupides que d’autres, sauf qu’elles apparaissent improductives et consenties pour l’essentiel hors du territoire national. Ainsi, la plus grande part des sommes astronomiques engrangées par un pays comme l’Arabie saoudite (principal exportateur mondial de brut) depuis son premier choc pétrolier de 1973, ont été réinvesties ou purement dépensées… en Occident !

Mais le pire se trouve vraisemblablement ailleurs ; la grande facilité liée aux formidables revenus pétroliers décourage en profondeur le travail, les innovations, les études et la valorisation du savoir, la formation professionnelle, la recherche technologique. Parallèlement, on ne trouve plus de locaux acceptant de travailler aux tâches liées à l’exploitation du pétrole ainsi qu’aux labeurs pénibles de façon générale ; on procède donc au recrutement de centaines de milliers travailleurs asiatiques, masse de travail taillable et corvéable à merci. A ce problème économico-démographique — dans certains émirats la population étrangère sera plusieurs fois supérieure aux locaux — et des milliards de dollars de parts de salaires s’écouleront vers l’Inde, les Philippines et le sud-est asiatique — s’ajoute, plus crucial, celui de la déficience en matière de haute technologie. Car, d’abord, sans motivation ni marché intérieur assez développé, les jeunes cerveaux vont se former en Occident (pour souvent y rester, notamment aux Etats-Unis), ensuite, sans investissements nationaux suffisants, le booster économique, financier et stratégique représenté par le high tech dès les années 1990-2000 passera à côté de ces Etats demeurés mono-exportateurs. […]

En outre la concurrence fait rage. Le nombre de gisements a augmenté dans les années 2000, concurrençant le brut saoudien ou émirati. Par ailleurs, quid de la volonté de grands importateurs de se diversifier ? Les Etats-Unis, qui furent encore de loin en 2010 les premiers consommateurs de pétrole brut avec plus de 600 millions de barils importés, ont ainsi déjà commencé à diversifier leurs sources d’approvisionnement afin de moins dépendre de l’arc d’instabilité chronique moyen-oriental, et de leur fragile allié saoudien en particulier. […] Que se passerait-il si la Chine et peut-être plus tard l’Inde dans son sillage choisissaient également de s’approvisionner à d’autres sources ? »

 

Frédéric ENCEL, « Le pétrole du Moyen-Orient est-il géopolitiquement si précieux ? Réflexions autour d’une contestable centralité économique, stratégique et énergétique », Management & Avenir, 2011/2 (n° 42), p. 281-292

 

Éléments de synthèse de la guerre d’Algérie par Benjamin STORA

« Au moment où éclate l’insurrection le 1er novembre 1954, « l’Algérie c’est la France », selon le mot  de  François  MITTERRAND,  alors  ministre  de  l’Intérieur  dans  le  cabinet  de  Pierre MENDES FRANCE.  Elle  représente  trois  départements  français,  beaucoup  plus,  donc  qu’une  colonie lointaine  comme  le  Sénégal.  […]  Une  organisation  jusque-là  inconnue,  revendique  toutes  les opérations militaires : le Front de libération nationale (FLN).

À  cette  date,  près  d’un  million  d’Européens,  ceux  que  l’on  appellera  plus  tard  les  « pieds-noirs », travaillent [en Algérie] et y vivent depuis des générations. […] Il semble hors de question d’abandonner  un  territoire  rattaché  à  la  France  depuis  cent  trente  ans,  avant  même  la  Savoie (1860).  La  découverte  du  pétrole,  le  choix  d’utiliser  l’immensité  saharienne  pour  le  début d’expériences nucléaires ou spatiales vont venir s’ajouter à ces motifs dans le cours même de la guerre. […] Neuf millions d’Algériens musulmans sont de faux citoyens d’une République qui se veut assimilationniste : ils votent dans un collège séparé de celui des Européens depuis 1947. Le  principe  d’égalité,  « un  homme,  une  voix »,  n’y est  pas  respecté.  L’idée  d’indépendance, partagée par une proportion croissante d’Algériens, apparaît comme la seule façon de dénouer cette contradiction. […]

En janvier 1955, le gouvernement élabore un programme de réformes pour l’Algérie : création, à  Alger,  d’une  École  d’Administration  afin  de  favoriser  l’accès  des  Algériens  musulmans  aux postes  de  responsabilité  dans  la  fonction  publique […],  réduction  de  l’écart  entre  salaires algériens  et  salaires  européens  (le  revenu  brut  de l’Européen  d’Algérie  est  vingt-huit  fois supérieur à celui du musulman) ; mise en chantier de grands travaux d’équipement (des zones entières ne connaissent ni routes, ni bureaux de mairie, ni bureaux de postes) ; faire face à l’état de misère économique de nombreuses régions d’Algérie, aux difficultés entraînées par une très forte  pression  démographique  (on  compte  850  000  chômeurs  partiels  ou  totaux  pour  une population active de 2 300 000 salariés). […] Trop tard : tout bascule le 20 août 1955.

Le  20  août  1955,  des  milliers  de  paysans  algériens  se  soulèvent  et  se  ruent  à  l’assaut  des villes  du  Nord-Constantinois.  […]  De  nombreux  Français,  mais  aussi  des  musulmans  sont assassinés  à  coups  de  hache,  de  serpe,  de  pioche  ou  de  couteau.  Le  bilan  des  émeutes  se solde par 123 morts, dont 71 dans la population européenne. La répression est terrible. […] La France « entre en guerre », rappelle 60 000 réservistes. Le temps des réformes est révolu. Le 30 septembre 1955, la « question algérienne » est inscrite à l’ordre du jour de l’ONU. […]

Le  26  avril  1958,  plusieurs  milliers  de  manifestants  défilent  à  Alger  pour  réclamer  un gouvernement  de  salut  public.  La  veille,  le  général SALAN  informe que  l’armée  n’acceptera  rien d’autre  que  l’écrasement  total  des  « rebelles ».  Depuis  un  mois,  le  Parlement  se  révèle incapable de trouver un nouveau président du Conseil. Désemparé, le président René COTY fait appel,  le  8  mai,  au  centriste  Pierre  PFLIMLIN  (MRP)  qui  a  publiquement  annoncé  son  intention d’ouvrir  des  négociations  avec  le  FLN.  SALAN  proteste  officiellement,  et  de  nombreux  leaders des Européens d’Algérie dénoncent ce « Diên-Biên-Phu diplomatique ». Le même jour, le FLN annonce l’exécution de trois prisonniers du contingent. La situation échappe à Robert LACOSTE, qui est convoqué à Paris le 10 mai.

En  Algérie,  l’armée  semble  demeurer  la  seule  autorité ;  les  « comités  de  défense de  l’Algérie française », les anciens combattants et les pieds-noirs appellent à une manifestation monstre le 13  mai  1958  pour  imposer  outre-Méditerranée  un  changement  de  régime.  Cette  journée  aura d’extraordinaires  conséquences.  […]  Tandis  qu’en métropole  le  gouvernement  PFLIMLIN,  investi dans  la  nuit  du  13  au  14,  affirme  sa  volonté  de  défendre  la  souveraineté  française  et  réagit  à l’émeute en déclarant le blocus de l’Algérie, le général SALAN couvre de son autorité la réunion improvisée d’un « Comité de salut public », présidé par le général MASSU. […] En fin politique [DE GAULLE] a refusé de se prononcer tant qu’il n’aurait pas le pouvoir. Ce qu’il souhaite d’abord, c’est « restaurer  l’autorité  de  l’État »,  entrer  dans  un nouveau  régime  taillé  à  sa  mesure,  doté  d’un pouvoir présidentiel fort. […]

L’armée  et  les  pieds-noirs  assistent  avec  joie  à la  cascade  des  événements :  démission  de PFLIMLIN, suivie, le 1er juin 1958, de l’investiture du général DE GAULLE par l’assemblée. […] C’est la  fin  de  la  IVe  République  et  l’avènement  de  la  Ve  République.  Une  nouvelle  Constitution  est proposée  qui  donne  de  grands  pouvoirs  au  président de  la  République.  Le  28  septembre, Européens et musulmans votent massivement en faveur de la Constitution de la Ve République. Le 21 décembre, le général DE GAULLE est élu président de la République française. […]

À la fin de l’année 1961 […] les négociations avec le FLN butent sur la question saharienne et doivent être momentanément suspendues. En Algérie, l’OAS (Organisation armée secrète) dont les  objectifs  sont  simples :  rester  fidèles  à  l’esprit  du  13  mai  1958,  résister  à  la  politique  du désengagement algérien menée par le pouvoir gaulliste, se lance aussi dans le terrorisme, les coups de main spectaculaires (hold-up sur des banques ou sur des entreprises pour se procurer des fonds), expéditions sanglantes contre des Algériens musulmans. […]

Le  19  mars  1962,  à  midi,  le  cessez-le-feu  conclu la  veille,  lors  de  la  signature  des  accords d’Évian, devenait effectif. […] Le conflit d’après les approximations les plus vraisemblables a fait 500 000  morts  (toutes  catégories  confondues  mais  surtout  Algériens).  Dans  les  mois  qui  ont suivi  l’indépendance  algérienne,  les  massacres  de  dizaines  de  milliers  de  « harkis »,  les enlèvements d’Européens (surtout dans la région d’Oran), ont alourdi considérablement le bilan déjà  très  lourd  de  cette  « guerre  sans  nom ».  […]  En  France,  si  les  victimes  furent  beaucoup moins nombreuses, le traumatisme n’en a pas été moins puissant. Faut-il rappeler que près de 2 000 000 de soldats ont traversé la Méditerranée entre 1955 et 1962, soit la plupart des jeunes nés  entre  1932  et  1943  qui  étaient  susceptibles  d’être  appelés ?  Toute  une  génération  s’est donc trouvée embarquée pour une guerre dont elle ne comprenait pas les enjeux. »

 

Benjamin STORA, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, La Découverte, 2004, p. 3, 4 et 10.

Le pétrole, enjeu et arme au Moyen-Orient depuis le début du XXe siècle

« C’est en 1908 que l’on a commencé à soupçonner la présence de pétrole dans la région avec la découverte de gisements en Perse (Iran). L’exploitation débute en Irak en 1937. Dans les années 1930, c’est au tour de la péninsule arabique. […]

Ces   concessions   sont   détenues   par   sept   grandes   « majors »   pétrolières :   cinq   sociétés américaines,  British  Petroleum  (Grande-Bretagne)  et  Shell  (Grande-Bretagne  et  Pays-Bas).  […] C’est durant la Seconde Guerre mondiale que les États-Unis, premier consommateur au monde, découvrent la valeur de l’immense potentiel saoudien. […] Les stratèges du plan Marshall font du pétrole  du  Moyen-Orient  l’un  des  éléments  essentiels  de  la  reconstruction  économique  de l’Europe d’après-guerre. […]

La rente pétrolière augmente ainsi très rapidement. Au Koweït, on passe de 800 000 dollars en 1946 à 217 millions en 1954 ! Cette croissance est liée à la hausse de la production mais aussi à une meilleure répartition des revenus de la rente. Le Moyen-Orient combine à la fois les coûts de production  les  plus  bas  et  les  réserves  de  pétrole les  plus  importantes  du  monde.  En  1956,  la crise  de  Suez  entraîne  un  relèvement  des  prix.  Le  retour  à  la  normale  et  la  hausse  de  la production  mondiale  provoquent  un  mouvement  en  sens inverse  dès  1959-1960.  Les  pays exportateurs  tentent  de  s’y  opposer  en  constituant,  en  1960,  à  Bagdad,  l’organisation  des  pays exportateurs de pétrole (OPEP) : au total 13 pays qui contrôleront au début des années 1970 plus de 85 % des exportations mondiales de pétrole.

La  guerre  israélo-arabe  de  juin  1967  bouleverse  la  situation.  Le  canal  de  Suez  est  à  nouveau fermé, ce qui rallonge les circuits d’acheminement du pétrole du Golfe. […] Les pays producteurs ne se  contentent  pas  d’augmenter  les  prix  affichés.

Ils  remettent  en  cause  le  système  des concessions.  À  partir  de  1971,  les  pays  socialistes  arabes  comme  l’Algérie,  la  Libye  et  l’Irak nationalisent  les  compagnies  présentes  sur  leur  territoire ;  les  pays  conservateurs,  eux,  passent par un système de prise de participation croissante. […]

Lors de la guerre du Kippour en 1973, la réduction de la production conduit à un quadruplement du prix affiché en quelques semaines. Ce premier choc pétrolier entraîne une hausse vertigineuse de  la  rente  pétrolière.  […] La  révolution  iranienne  de  1979  et  la  guerre  Irak-Iran  en  1980 provoquent  un  second  choc  pétrolier.  Le  prix  du  baril  atteint  32  dollars  en  1980.  […]  Le  pétrole devient une matière première ordinaire soumise à une intense spéculation.

La fin des prix affichés, la diminution de la demande mondiale et surtout le développement de la production en dehors des pays de l’OPEP (mer du Nord, Alaska, Union soviétique) entraînent un contre-choc  pétrolier :  les  pays  du  Golfe  reviennent  à  des  revenus  réels  proches  d’avant  le premier choc pétrolier. L’Arabie saoudite réplique en augmentant brutalement sa production. […]

L’OPEP tente d’enrayer la chute en s’imposant des quotas de production. Mais plusieurs pays du Golfe ne les respectent pas. L’invasion du Koweït en 1990 est en partie liée à l’impossibilité pour l’Irak  de restaurer  sa  position  de  producteur  majeur  au lendemain  de  la  guerre  avec  l’Iran  en raison  du  non-respect  des  quotas.  L’Arabie  saoudite,  qui  contrôle  le  marché  mondial,  interdit l’existence  d’un  troisième  choc  pétrolier.  La  guerre  du  Golfe  a  fait  perdre  à  l’Irak,  sous  embargo dès l’invasion du Koweït, sa place de producteur essentiel.

Après les « médiocres » années 1990, les années 2000, grâce à la hausse de la consommation mondiale et surtout aux importations de grands pays émergents (Chine, Inde), voient une montée continue du prix du pétrole. La région connaît un boom économique. […] L’euphorie dure jusqu’en 2008. Puis c’est l’effondrement avec la crise financière mondiale. »

 

Henry LAURENS,  « Le  pétrole :  une  malédiction ? », Les  Collections  de  l’Histoire,  n°69, octobre 2015, p. 60-63

L’évolution de la mémoire juive (A. WIEVIORKA)

« Le 27 janvier, chefs d’État et de gouvernement commémoreront le 60e anniversaire de la découverte du camp par les troupes soviétiques […]. Éternelle, inépuisable actualité d’Auschwitz. Notre monde demeure hanté par le souvenir de ce qui restera comme le plus grand crime de tous les temps. Et les historiens ne cessent d’interroger documents et témoins pour tenter de comprendre l’inconcevable. […]

 

Le Nouvel Observateur (N.O.). [Au sortir de la guerre], quand on parle des déportés, on pense surtout aux résistants et aux politiques. […] Pourquoi cette cécité ?
A. WIEVIORKA. Les déportés de la Résistance qui reviennent sont infiniment plus nombreux (40 000 environ, pour seulement 2 500 juifs). Certains sont des personnalités du monde politique d’avant-guerre ou font partie des élites de la République ; ils écrivent, interviennent dans la vie publique, créent des associations. […] Les survivants juifs sont le plus souvent des petites gens, tailleurs, casquettiers, parfois très jeunes, et confrontés à une absolue détresse : leurs familles ont été décimées, leurs maigres biens pillés, leurs logements occupés. Ils n’ont guère de moyens de se faire entendre. Dans notre société moderne, la parole des victimes est sacrée, la souffrance individuelle doit s’exprimer. Ce n’était pas le cas en 1945. La parole appartenait aux représentants d’associations structurées. Et l’heure était à la célébration des héros de la Résistance. […] Les rares travaux historiques menés jusque-là, grâce à la masse de documents rendus publics au moment de Nuremberg, ont eu peu d’écho.

 

N.O. Vous voulez dire que les juifs eux-mêmes avaient refoulé Auschwitz ?
A. WIEVIORKA. Refoulement n’est pas le mot. Le souvenir a toujours été présent dans les familles. Mais c’était une affaire privée. Dans l’après-guerre, la communauté juive elle-même ne met pas l’accent sur les temps de la persécution et de l’extermination. Les responsables communautaires s’occupent activement de la réintégration, de la restitution des biens. La mémoire n’est pas un enjeu. Cela explique le choc du procès Eichmann, qui se propage et va gagner la France. L’action de Serge KLARSFELD est ici décisive, mais le temps rend aussi les choses audibles. La mémoire d’Auschwitz, portée par des acteurs juifs, pénètre dans l’espace public à la fin des années 1960. Quand Robert PAXTON publie La France de Vichy, en 1973, les esprits ont changé : l’opinion publique est prête à l’accueillir.

 

N.O. Sur le silence des juifs dans les années d’après-guerre, deux points de vue s’opposent. Les uns disent : ayant été mis à part dans les persécutions, ils refusaient d’être mis à part dans le deuil. D’autres, avec Simone VEIL, soutiennent que si on n’a pas entendu la souffrance des juifs, c’est qu’on ne voulait pas l’entendre.
A. WIEVIORKA. Les deux ne s’excluent pas. Dans la sphère privée, les familles endeuillées répugnent à entendre le récit des souffrances. Dans la sphère publique, les juifs ne sont pas les « bons » déportés. Ils n’ont pas été des résistants. Mais il est vrai aussi que les juifs de 1945 souhaitent majoritairement s’intégrer à nouveau dans la France républicaine, une France qu’ils ne mettent pas en accusation. Le silence sur la persécution est donc largement consensuel. »

 

Interview d’Annette WIEVIORKA par Agathe LOGEART et Claude WEILL, Le Nouvel Observateur, n°2097, 13-19 janvier 2005