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La géographie du pétrole au Moyen-Orient

« Qui dit hydrocarbures pense au Moyen-Orient. Pour être plus précis, ce sont les régions du golfe Persique et de l’ouest iranien qui en sont le plus richement dotées. Les principaux gisements se trouvent disposés de part et d’autre d’un axe orienté nord-ouest/sud-est. Ainsi, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Qatar, l’Iran et l’Irak sont-ils très bien dotés tandis que les pays les plus éloignés de cet axe sont beaucoup moins riches, à l’instar de l’Égypte ou de la Syrie […]
Avec plus de 50 % des réserves prouvées de pétrole et 40 % de celles en gaz, le Moyen-Orient est ainsi le cœur de la production mondiale d’hydrocarbures. Cette abondance des gisements combinée à leur faible profondeur explique la faiblesse de leurs coûts d’extraction et leur compétitivité indétrônable. Ils offrent aux pays de la région une grosse rente mais représentent également une série de difficultés géopolitiques […] Avec la montée de l’économie pétrolière, le canal de Suez est devenu un point névralgique. L’abondance énergétique de la région oblige en effet à la sécurisation des voies d’acheminement […]
Tout comme le canal, les détroits du Moyen-Orient (Ormuz, Bab-el-Mandeb et Bosphore) sont des points particulièrement stratégiques. Constituant un point de resserrement des voies de circulation, ils correspondent à des zones facilitant la surveillance mais aussi des tentatives d’entraves au commerce : quelque 30 % des volumes mondiaux d’hydrocarbures empruntent ces couloirs.
Haut lieu des affrontements de la guerre entre l’Irak et l’Iran […], Ormuz est le détroit le plus important au monde en terme de trafic pétrolier […] Les États-Unis y ont déployé un dispositif impressionnant : la cinquième flotte américaine basée à Manama au Bahreïn, des patrouilles de porte-avions nucléaires et des renforts de la base de Diego Garcia dans l’océan indien. […]
L’héritage des frontières tracées dans les années 1920, la production d’idéologies de plus en plus exclusives et de régimes politiques autoritaires, ainsi que la singularité géographique d’une région marquée par l’abondance et la rareté ont créé un état de conflictualité dont le Moyen-Orient ne parvient pas à s’extraire. Comme un orage qui tournoie de façon incessante dans un ciel agité, la guerre finit par s’abattre régulièrement sur l’un ou l’autre des territoires du Moyen-Orient. Hier les guerres inter-étatiques israélo-arabes (1948, 1967 et 1973), le conflit irako-iranien (1980 à 1988) et les interventions internationales (1991) puis américaine (2003) en Irak, aujourd’hui les guerres civiles en Syrie et au Yémen. »

 

Pierre BLANC et Jean-Paul CHAGNOLLAUD, Atlas du Moyen-Orient, Éditions Autrement, 2016, p. 52, 58, 59 et 69

Le transport maritime dans le monde : transformations économiques et géographiques (2016)

« C’est une redistribution des cartes qui se dessine (et se confirme) dans le fret maritime en Méditerranée. Au gré de la croissance du commerce mondial, la conteneurisation est en train de changer les rapports de force entre les plateformes portuaires de la région. […] L’Organisation maritime mondiale (OMI) estime que 3 000 navires commerciaux franchissent chaque jour le détroit de Gibraltar dont un tiers de porte-conteneurs. […] La boîte, qu’elle soit de 20 pieds (EVP) ou de 40 pieds, est devenue le contenant le plus usité, ce qui autorise une mécanisation totale de la manutention des ports, […]. Ainsi, quand un méga porte-conteneurs fait escale à Malte avec un chargement de plus de 4 500 boîtes, il ne faut pas plus d’une quinzaine d’heures pour débarquer 800 et en charger 200. Après ce transbordement, le navire reprendra sa route vers les ports d’Europe du Nord via Gibraltar. Avec l’entrée en service de TangerMed II, ce rythme sera dépassé dans le complexe portuaire du détroit. […]
Les vrais maîtres du jeu ne sont plus les caboteurs* ou les ports mais les armateurs de porte-conteneurs. En vingt ans, les entreprises d’armement maritime sont devenues de très grandes multinationales, […] qui gèrent des réseaux mondiaux. Pour répondre par exemple à la demande des fabricants de jouets, de produits chimiques, de meubles ou d’ordinateurs, les armateurs se sont regroupés pour fournir un service complet, régulier, de l’usine au magasin et à jours fixes.
La guerre entre les armateurs spécialisés dans le conteneur a bouleversé l’économie traditionnelle du commerce en Méditerranée. Face au recul de leur position, les acteurs historiques (Marseille, Le Pirée, Barcelone, etc.) se sont trouvés dans l’obligation d’investir et de se réinventer au prix de douloureux ajustements et de conflits sociaux. De nouvelles puissances portuaires émergentes comme Malte, Gioia Tauro (Italie), Algésiras (Espagne) et TangerMed se sont affirmées comme d’authentiques compétiteurs. Le port de Malte est parvenu à accueillir plus de 1.900 navires par an dont 700 gros porte-conteneurs. Logiquement, les armements placent leurs hubs sur les routes qui sont les mieux alimentées. Sur la grande route est-ouest qui relie les différents pôles de la Triade (Europe, Etats-Unis et Asie du Sud), on peut estimer que 60 % des conteneurs circulent dans les deux sens des flux entre l’Europe et l’Asie. Avec 60 millions de boîtes, les échanges euro-asiatiques devancent depuis une décennie déjà le puissant axe Asie-Amérique : 20,3 millions d’EVP. C’est donc sur cette route Europe-Asie, et particulièrement en Méditerranée, où la tentation de développer des hubs est forte. »

 

*Caboteur : bateau transportant des marchandises sur une courte distance.

 

Abdelaziz GHOUIBI, « Trafic conteneur : la cartographie change », L’économiste (journal économique marocain), n°4808, 4 juillet 2016

Puissance et difficultés de la City (L. CARROUE, 2015)

« La place financière de Londres […] devient la première place financière mondiale à la fin du XIXe siècle  en  lien  systémique  avec  un  Empire  victorien « sur  lequel  le  soleil  ne  se  couche  jamais ». […] Ses principaux atouts sont l’usage généralisé de l’anglais dans les métiers de la finance, sa localisation  géographique  qui  permet  d’articuler  grâce  au  jeu  des  fuseaux  horaires  les  marchés asiatiques  et  américains,  des  réglementations très  souples  et  une  fiscalité  très  avantageuse,  la concentration  du  personnel  hautement  qualifié  que  s’arrachent  les  entreprises  (hauts  salaires  et primes nombreuses, intéressement aux résultats…). […]

Entre  2008  et 2010,  le  système bancaire et financier a  été  très  sévèrement  touché notamment par la quasi-faillite, la vente ou la nationalisation de beaucoup des grandes banques britanniques. […]  Dans  l’espace  central  de  la  métropole  londonienne, la  City  est  hégémonique  politiquement, économiquement,  culturellement  et  socialement.  Elle  participe  en  particulier  activement  au remodelage  des  fonctions  métropolitaines  centrales avec  les  loyers  les  plus  chers  d’Europe Occidentale  et  un marché de  l’immobilier  d’entreprises  étroitement dépendant  du dynamisme  du secteur  financier  et  bancaire.  Entre  1998  et  2011, la  valeur  ajoutée  dégagée  par  la  finance  est multipliée  par  deux  pour  représenter  aujourd’hui  20 %  de  l’économie  londonienne. Avec  plus  de 500   institutions   financières   anglaises   et   surtout   étrangères   (banques   d’affaires,   banques d’investissement, assurances…), la City concentre l’essentiel de l’économie financière britannique tournée vers les marchés mondiaux. […]

Après  avoir  augmenté  de  41  %  entre  1987  et  2007  dans  une  City  alors  en plein  essor,  les emplois  dans  les  services  financiers  directs  (banques,  assurances,  fonds)  reculent  du  fait  de  la crise pour représenter aujourd’hui 238 000 salariés, alors que les énormes bonus aux traders sont tombés de 11,4 à 1,6 milliards de livres entre 2007 et 2013. Mais la force de la place financière londonienne réside tout autant dans la force des emplois induits qui représentent 465 000 postes, soit 704 000 emplois directs au total. […]

Face  à  sa  spécialisation  dans  les  fonctions  financières  internationales,  l’espace  de  la  City compte moins  de  10  000  habitants  permanents  et  se  vide  très  largement  les  nuits  ou  les  week-ends de ses actifs, donnant ainsi d’ailleurs son nom au phénomène bien connu de « city » dans les  quartiers  d’affaires  des  grandes  métropoles.  Les  salariés  de  la  City  habitent  donc  dans d’autres quartiers et utilisent massivement les réseaux de transport en commun, largement sous-calibrés  et  saturés  aux  heures  de  pointe,  pour  y  accéder.  Dans  ces  conditions,  la  City  participe aux   profondes   ségrégations   spatiales   et   fonctionnelles   organisant   la   zone   centrale   de l’agglomération. »

 

Laurent CARROUE, La  planète  financière.  Capital,  pouvoirs,  espace  et territoires,  Paris, Armand Colin, 2015, p. 183-191

Shanghai : l’exemple d’une métropolisation accélérée (2010)

« Shanghai   est   apparue   ces   dernières   années   comme   l’une   des   principales métropoles émergentes de notre monde. Elle incarne, avec Pékin, le retour en force de la Chine sur la scène internationale […]. Le trait dominant de la modernisation de Shanghai est certainement sa rapidité. Il y a seulement vingt ans, la ville-centre gardait les témoignages urbains et architecturaux de la période  moderne,  celle  des  concessions  étrangères  et  d’un  premier  essor  entre  les années  1910  et 1940.  Aujourd’hui,  elle  se  donne  l’aspect,  toujours  plus  évident,  d’une métropole de rayonnement mondial. […]

Le développement économique contourne la ville en Chine dans les années 1980. Il se   concentre   dans   des   zones   franches   (zones   économiques   spéciales,   zones   de développement économique et technique) ou dans des régions littorales d’industrialisation rurale, comme le delta de la rivière des Perles.

La  création  de  la  Nouvelle  Zone  de  Pudong  à  Shanghai,  en  1990,  symbolise  la  fin d’une telle politique […].  Pudong,  à  l’est  de  l’agglomération  héritée,  sur  la  rive  droite  du Huangpu,  comprend  le  quartier  d’affaires  de  Lujiazui,  plusieurs  zones  économiques ouvertes aux investisseurs étrangers […], le nouveau port de Waigaoqiao à l’embouchure du  Yangzi – doublé aujourd’hui  par  celui  de  Yangshan  au  sud-est  de  la  municipalité – et l’aéroport international de Pudong.

Au-delà même des intérêts  économiques, Pudong est surtout un gigantesque projet urbanistique.  Il  entend  souligner  la  vocation  métropolitaine  de  Shanghai  à  travers  des réalisations  urbaines  prestigieuses  :  de  très  imposantes  liaisons  par  ponts  au-dessus  du Huangpu […] ; l’édification de tours à Lujiazui (Perle de l’Orient, 1994 ; Jinmao, 1999 ; Centre financier mondial de Shanghai, 2008), à l’origine d’un nouveau front de mer face au Bund, façade historique de la ville portuaire de l’époque moderne  ; la mise en service d’un train magnétique  à  grande  vitesse de  conception  allemande,  le  Maglev,  depuis  l’aéroport en  2004.  Par  ailleurs,  Pudong  se  couvre  de  réalisations  immobilières,  qu’il  s’agisse  de tours de bureaux ou de résidences collectives de différents standings. […] Enfin,  lancée  dans  une  logique  de  marketing  urbain  à  l’échelle  de  la  Chine – en concurrence  avec  Pékin  et  Hong  Kong – mais  aussi  à  celle du  réseau  des  grandes métropoles  asiatiques  voire  mondiales,  Shanghai  développe  des  infrastructures  à  même d’accueillir  des  manifestations  de  rayonnement  international  :  le  circuit  destiné  au  Grand Prix de Chine de formule 1 et les opérations urbaines au sud du centre-ville […] en vue de l’Exposition universelle de 2010. […]

Un double mouvement, bien connu des métropoles mondiales, s’engage rapidement à   Shanghai   dans   les   années   1990   :  une   tertiarisation   de   l’économie   au   sein   de l’agglomération   centrale,   avec   une   délocalisation   des   industries   dans   des   zones économiques   périphériques,   et   une   gentrification   urbaine,   entraînant   de   nouvelles ségrégations  sociospatiales,  désormais  directement  liées  au  niveau  de  revenu  des familles.

Entre  1990  et  2000,  les  arrondissements  de la  ville-centre  perdent jusqu’à  10  %  de leur  population  officiellement  résidente.  Un  grand  nombre  d’habitants  sont  en  effet poussés à migrer dans les banlieues immédiates ou dans des villes nouvelles périurbaines […].

Shanghai  connaît  déjà les  défis  de  la  ville  mondiale  de  demain.  Les  questions  de développement  durable  émergent  avec  une  même  rapidité.  La  métropole  chinoise,  lieu d’enrichissement et de ségrégation, illustre ainsi étonnamment l’avenir de la ville asiatique, voire de la ville tout court, dans un processus de mondialisation. »

 

Thierry SANJUAN, « Shanghai : l’exemple d’une métropolisation accélérée », Constructif, n° 26, juin 2010

La politique du skyline à Londres (2011)

« Depuis  l’approbation  du permis de  construire  de  la  Heron  Tower  en 2001, plus d’une dizaine de tours ont été construites et près d’une cinquantaine sont en

La Tour Shard (photographie 2015)

passe de transformer  radicalement  le skyline de  la  ville,  modifiant  sa  ligne  d’horizon  chargée d’histoire et de symboles. Ces nouvelles tours sont de puissants leviers de spéculation et de  communication  pour  les  promoteurs,  les  investisseurs  et  les  architectes.  Soutenues plus  ou  moins  explicitement  par  les  équipes  municipales  qui  se  sont  succédées  depuis 2000,  elles  sont  aussi  des  marqueurs  du  projet  politique  régional  qui  entend  assumer  la stature de Londres, ville globale et moteur de l’économie britannique.

Ces  nouvelles  tours  suscitent  cependant  débats  et  controverses,  qui  se  cristallisent particulièrement  autour  de  la  question  du  respect  du  patrimoine  bâti.  Dans  le  chaos  du skyline du centre de Londres, Shard (310 m), la tour des superlatifs, des sobriquets, mais aussi des polémiques les plus médiatiques, dévoile enfin sa forme pyramidale à un public curieux   et   interrogatif.   Au-delà  des  fonctions  qu’elle  héberge  ou  de  ses  qualités environnementales  supposées,  Shard  suscite  la  controverse :  « tesson  de  verre  dans  le cœur de Londres » pour les uns, « chef d’œuvre » pour les autres, Shard est un élément du débat sur la régulation du skyline de Londres. […]

Du  haut  de  ses  310 m,  Shard  est  la plus haute tour de l’Union Européenne et la première  tour  mixte  de  Londres,  une  ville  verticale  mêlant  commerces,  bureaux,  hôtel  5 étoiles, logements et plate-forme d’observation selon son architecte, Renzo Piano. La tour, achevée  en  2012,  se situe  à London  Bridge,  sur  la  rive  Sud  de  la  Tamise,  en face  de  la City  de  Londres.  Le  gratte-ciel  se  dresse  déjà  dans  le  ciel  de  l’arrondissement  de Southwark,  quartier  spatialement  polarisé  par  des  activités  de  bureaux  à  proximité  de  la gare de London Bridge au nord, et par des cités en difficultés sur les deux-tiers sud de son territoire.  La  mairie  d’arrondissement  de  Southwark  accorde  à  Sellar  Property,  le promoteur du projet, le permis de construire en 2002, louant les qualités architecturales du projet et son rôle de marqueur de revitalisation urbaine pour les quartiers défavorisés plus au  sud.  Le  permis  est  ensuite  confirmé  avec  enthousiasme  par  la  mairie  de  Londres (Greater London Authority) dirigée par Ken Livingstone. Le maire affirme alors que Shard, construite partiellement sur la gare de London Bridge, maximise l’usage des transports collectifs  et,  par  ses  caractéristiques  techniques,  réduit  de  30%  sa  consommation d’énergie par rapport à un immeuble conventionnel. […]

Shard est donc exceptionnelle par sa taille, son architecture et sa localisation. C’est un  modèle  de  tour  pour  la  revitalisation  urbaine,  repris  depuis  dans  de  nombreuses opérations  d’urbanisme  particulièrement  à  l’Est  de  Londres.  […]  Elle  marque  enfin  la volonté d’instrumentaliser l’architecture  audacieuse  de  certaines  tours  pour  la  promotion des intérêts des acteurs économiques, mais aussi politiques. […]

Depuis  Shard,  les  rives  sud  de  la  Tamise,  jusque-là  épargnées,  sont  la  cible  des promoteurs qui cherchent à maximiser les vues exceptionnelles offertes par les différents sites. Une étude confidentielle récente – menée par un cabinet d’expertise immobilière sur les projets résidentiels de Southwark – a montré que la vue sur la ville pouvait accroître le prix  de vente  des  logements  de 20% en moyenne,  voire  beaucoup  plus  pour  les  étages les plus élevés. Depuis la rive sud de la Tamise, il est en effet possible d’embrasser la totalité du panorama du centre de Londres, de Westminster à l’ouest, à la City à l’est.  […] Le skyline des villes, dimension du paysage urbain, est aussi […] un enjeu de pouvoir et de construction identitaire. »

Manuel APPERT, « Politique du skyline. Shard et le débat sur les tours à Londres », Metropolitiques.eu, 12 septembre 2011

Mondialisation et mutations du transport maritime

« Dans les années 1970 […] une révolution du transport maritime est apparue avec l’invention du porte-conteneurs.  Ce  navire  est  hyper-standardisé  et  en  même  temps,  dans  les  conteneurs, surnommés « boîtes », on peut mettre absolument tout ce que l’on veut. Le porte-conteneurs est une  révolution  puisque  cette  spécialisation  du  navire  permet  des  gains  de  productivité  dans  la manutention  du  navire.  […]  Le  conteneur  est  également  manutentionné  avec  un  portique,  qui permet de le transférer du navire au quai et inversement. […] Ainsi l’invention du conteneur permet de  réduire  fortement  l’escale  d’un  navire  :  on  passe  d’une  semaine  d’escale  pour  les  cargos traditionnels à quelques heures pour un porte-conteneurs. […]

La  conséquence  induite  par  cette  transformation  brutale  est  la  baisse  de  fréquentation  des navires  dans  les  ports,  du  fait  de  leur  temps  d’escale  très  bref.  […]  La  seconde  conséquence de cette  spécialisation  des  navires  est  l’augmentation  de  leur  taille.  En  augmentant  la  taille  du navire,  des économies  d’échelles  sont  réalisées. Plus  la taille  du  véhicule est  imposante,  plus  le coût de l’unité transportée est réduit, et donc le coût du transport diminue. […]

Au-delà  du  gigantisme,  la  spécialisation  des  navires  a  des  conséquences  sur  les  ports. Le  port maritime des années 1950 ne ressemble plus à celui que l’on connaît de nos jours. Aujourd’hui, le port maritime est une juxtaposition de terminaux spécialisés ; un grand port maritime dispose d’un terminal vraquier, d’un terminal roulier pour les voitures, de terminaux à conteneurs. […]

Les routes  maritimes  ont  également  connu  un  progrès  organisationnel.  […]  Les  armateurs  ont ainsi  concentré  les  flux  sur  des  routes  maritimes  spécifiques,  selon  la  technique  des hubs  and spokes (moyeux  et  rayons).  Des  routes  majeures relient   les  ports  principaux  mondiaux  sur lesquels  vont  être  engagés  les  plus  grands  navires,  des  routes  secondaires  vont  desservir  les autres ports à partir de ces quelques nœuds. […]

Les  porte-conteneurs s’organisent  selon  un  autre système, comparable  au  système  autobus, avec  une  desserte  par  des  lignes  régulières.  […]  Grâce  à  cette  fiabilité,  les  industriels  ou  les firmes  de  la  distribution  peuvent  concevoir  une  division  internationale  du  travail  d’un  processus industriel. Ainsi, cette organisation du transport maritime rend possible la conception d’un jouet à Chicago,  qui  sera  construit  et  assemblé  en Asie,  puis  redistribué  aux  États-Unis  pour  la  fête  de Thanksgiving.

Aujourd’hui, plus de 9 milliards de tonnes de marchandises sont transportées annuellement par voie  maritime.  Au  lendemain  de  la  Seconde  Guerre  mondiale,  550  millions  de  tonnes  étaient transportées  de  cette  manière.  […]  Les  flux  matériels  à  l’échelle  internationale  n’ont  jamais  été aussi importants. […] Le transport maritime, et notamment la conteneurisation, est l’épine dorsale de la mondialisation. […]

Au regard des grandes routes du transport maritime conteneurisé, l’Asie orientale est au cœur du système. Plus de la moitié des conteneurs manutentionnés dans le monde le sont dans les ports d’Asie  orientale,  du  Japon  jusqu’à  Singapour.  À  partir  de  ce  cœur,  deux  grandes  routes apparaissent : l’une vers l’Europe ; l’autre vers la côte Ouest des États-Unis. […] La concurrence existe aussi entre Panama et Suez, ce dernier offrant parfois des temps et des coûts de traversée plus   avantageux   entre   Hong-Kong   et   la   côte   Est   des États-Unis.   On   observe   ainsi une concurrence des routes maritimes à l’échelle mondiale. »

 

Compte-rendu du café géographique d’Antoine FREMONT à Chambéry-Annecy, 25 février 2015, publié sur le site Les Cafés Géo

Mondialisation et régionalisation des flux migratoires

« Dans  un  monde  peuplé  de  7  milliards  d’habitants, 1  milliard  sont  en  situation  de  mobilité,  qu’il s’agisse  de  migrations  internes  (75 %  des  cas)  ou  internationales  (25  %).  Ces  dernières  n’ont cessé  de  croître  au  cours  des  quarante  dernières  années :  elles  concernaient  77  millions d’individus  en  1975,  150  à  la  fin  du  siècle  dernier,  190  au  début  du  nouveau  millénaire  et  244 millions aujourd’hui. Elles présentent des configurations différentes et les migrants actuels se sont diversifiés. Aux traditionnelles migrations Sud-Nord (famille, travail, asile) s’ajoutent les migrations Sud-Sud  (travail  et  asile),  les  migrations  Nord-Nord  (expatriés  qualifiés)  et  les  migrations  Nord-Sud  (seniors  en  quête  de  soleil  et  expatriés).  Le  Sud  est  devenu  une  région  d’émigration  mais aussi d’immigration et de transit.

En  2050,  la  population  mondiale  devrait  atteindre  9  à  10  milliards  d’habitants,  dont  la  moitié d’Asiatiques et un quart d’Africains. En Europe, le vieillissement démographique va certainement se traduire par une demande accrue de main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée, notamment dans le secteur des soins aux personnes âgées, tandis que le nombre de personnes venues poursuivre leurs   études   continuera   d’augmenter,   constituant   une   importante   source   de   main-d’œuvre qualifiée.    Autrement  dit,  les  migrations  ne  sont  pas  près  de  s’arrêter :  en  2015,  les  envois  de fonds vers les pays en développement ont dépassé 500 milliards de dollars.

L’ouverture  des  frontières,  appelée  à  devenir  l’une  des  questions  majeures  du  XXIe  siècle, demeure pour certains une utopie, pour d’autres un objectif susceptible de mettre fin aux tragédies des milliers de clandestins qui meurent aux portes des frontières des pays riches, ainsi qu’à toutes les  formes  de  sous-citoyenneté  induites  par  la  condition  de  sans-papiers.  […]  Des  espaces  de circulation   régionale   se   dessinent   aujourd’hui,   correspondant   aux   systèmes   migratoires régionalisés  qui  se  sont  spontanément  mis  en  place.

Ainsi,  dans  le  bassin  méditerranéen,  par exemple,  la  création  d’un  tel  espace  permettrait  des  complémentarités  démographiques  et  de main-d’œuvre.  […]  Mais  le  Vieux  Continent  restera-t-il  attractif  face  aux  États-Unis  ou  au Canada ?  Les  BRICS  (Brésil,  Russie,  Inde,  Chine,  Afrique  du  Sud),  de  leur  côté,  attirent  et recherchent  des  projets  pour  lesquels  l’immigration de  créateurs,  de  chercheurs,  d’innovateurs serait encouragée et donc légale. D’autres espaces de circulation régionaux ont été créés au Sud, mais ils fonctionnent mal ou ont cessé d’exister, du fait des crises politiques. »

 

Catherine WIHTOL DE WENDEN, Atlas des migrations, Paris, Autrement, 2016, p. 10-11

Stratégie et puissance du groupe danois A.P. Møller (Maersk)

« Le groupe danois A.P. Møller emploie plus de 110 000 salariés à travers 130 pays dans le monde. Avec un chiffre d’affaires de 60 milliards de $ en 2011, la firme danoise se classe, selon Fortune, au 144e rang des 500 premières firmes mondiales. Le fleuron du groupe est la compagnie maritime Maersk Line, premier armement* mondial pour les lignes conteneurisées depuis la fin des années 1990. Elle déploie aujourd’hui un réseau de lignes maritimes à l’échelle mondiale adossé à un très important réseau de terminaux à conteneurs à travers la société APM Terminals. En outre, les clients chargeurs peuvent aussi s’adresser à Damco, filiale logistique, afin d’organiser le transport de leurs marchandises de bout en bout et d’un point à l’autre de la planète.

En fait, l’histoire du groupe A.P. Møller se confond avec la mise en place très progressive d’un système verticalement et horizontalement intégré qui a permis de faire de Maersk Line le premier des global carriers mondiaux. Ce conglomérat maritime est le fruit d’une épopée scandinave menée de père en fils depuis la Révolution industrielle jusqu’à nos jours avec, pour reprendre la devise du groupe, une attention constante (With constant care) pour faire fructifier, développer et diversifier les affaires de la société. Les trois générations successives de dirigeants, Peter MAERSK MØLLER (1836-1927), Arnold Peter MØLLER (1876-1965) et Arnold MAERSK Mc-KINNEY MØLLER (1913-2012) n’ont eu de cesse de développer de nouvelles activités, principalement maritimes, en s’affranchissant immédiatement du marché national danois, trop étroit pour se projeter à l’échelle mondiale, tout en conservant un puissant ancrage national qui fait du groupe Møller une source de fierté pour les Danois mais aussi un des vecteurs majeurs de la vie politique et économique nationale. […]

Au début des années 2000, le réseau maritime de Maersk a atteint une forme de maturité et il n’a pas été fondamentalement modifié depuis […]. En 2005, le rachat de P&O Nedlloyd, alors second armement mondial, n’a fait que renforcer l’armature de l’ensemble du réseau.[…]

La mise en place des hubs et des lignes maritimes qui leur sont associées aboutit à une véritable régionalisation du monde par l’armement danois. Elle s’appuie bien évidemment sur la réalité économique de chacun des ensembles géographiques mais l’organisation de la desserte est propre à l’armement. Chaque hub articule plusieurs ensembles régionaux par la commutation des différents types de lignes. En Méditerranée, Gioia Tauro complète Algeciras en étant spécialisé dans la desserte intra-méditerranéenne. Tanjung Pelepas couvre l’Asie du Sud-Est mais étend ses ramifications vers le sous-continent indien et l’Australie/Nouvelle-Zélande. Salalah dessert les zones du Moyen-Orient, de l’Afrique orientale et de l’Océan Indien en jonction avec la route Europe-Asie orientale. Enfin, Miami aux États-Unis et Manzanillo à Panama organisent le réseau en Amérique.

Grâce à ces nombreux hubs, Maersk Line dessert des zones géographiques a priori très secondaires mais où l’armement se retrouve souvent en position mono/oligopolistique. Le marché de niche, comme celui de la Côte Ouest Afrique où Maersk est présent uniquement avec MSC et CMA-CGM, permet souvent des frets élevés par comparaison aux grandes routes Est-Ouest où la concurrence est la plus vive. Par le choix de ces hubs, Maersk a aussi été un armement innovateur. En effet, ceux-ci n’occupent pas une place importante dans la hiérarchie mondiale – ils pourraient même être qualifiés de secondaires – alors qu’ils jouent un rôle essentiel dans le réseau maritime de Maersk. Pourquoi cette recherche de « ports secondaires » ? Au sein de ces ports, Maersk est responsable de l’essentiel de l’activité maritime. En outre, les terminaux sont aussi contrôlés par le groupe Møller via sa filiale de manutention A.P. Møller Terminals. Le contrôle du chaînon portuaire est considéré comme fondamental pour maîtriser les coûts de l’ensemble de la chaîne de transport. Il est aussi source de profits. Pour bénéficier au maximum de ces deux aspects, rien ne vaut une stratégie d’indépendance. Et cette indépendance est plus facile à trouver ou à acquérir dans des ports relativement « modestes » que dans les plus grands ports mondiaux dominés par une importante autorité portuaire, visités par les plus grands armements mondiaux et où les terminaux sont exploités par des manutentionnaires puissants et indépendants. Lorsqu’il le peut, le groupe AP Møller cherche à détenir une position clé et dominante dans le port dont il souhaite faire un hub pour sécuriser ses opérations portuaires dans le long terme, y compris sans doute en ayant la capacité d’influencer la politique portuaire. […]

Lorsqu’il le peut, le groupe AP Møller cherche à détenir une position clé et dominante dans le port dont il souhaite faire un hub pour sécuriser ses opérations portuaires dans le long terme, y compris sans doute en ayant la capacité d’influencer la politique portuaire. Lorsque la concurrence portuaire n’existe pas, la puissance de Maersk permet de la créer, y compris contre les ports les plus puissants. En décembre 2000, Maersk a brutalement annoncé son départ du port de Singapour pour celui, voisin, de Tanjung Pelepas, remettant en cause la situation de quasi-monopole de Singapour comme hub de transbordement de l’Asie du Sud-Est et lui ôtant près de 2 millions [d’EVP] de trafic. En quelques mois, l’ensemble des lignes maritimes bascule d’un port à l’autre. Le trafic de Tanjung Pelepas est multiplié par 5 de 2000 à 2001, de 418000 à 2 millions d’EVP alors que dans le même temps, pour la première fois de son histoire, le trafic conteneur du port de Singapour recule en valeur absolue de 17 à 15,6 millions d’EVP. Pour renforcer sa présence en Asie orientale qui est de très loin à l’échelle mondiale le premier marché des conteneurs, A.P. Møller a acquis en 1993 l’armement de feedering MCC. Cette compagnie exploite 40 navires porte-conteneurs dont la taille va de 600 à 4000 EVP et propose plus de 30 lignes régulières. À partir du hub de Tanjung Pelepas, ils rayonnent vers les autres ports de l’Asie orientale, notamment ceux qui ne sont pas desservis par les très grands porte-conteneurs. La détention d’une telle filiale est aussi le moyen de contester un peu plus le monopole de Singapour qui contrôle les sociétés de feedering sur l’Asie du Sud-Est. »

*Entreprise de transport maritime.

 

Antoine FREMONT, « Portrait d’entreprise. A.P. Møller : leader mondial du transport maritime », Flux, 2012/2 (n° 88), p. 60-70

Le dynamisme croissant de Shanghai

« Au début des années 1990, avec l’accession au pouvoir central de ses anciens maires JIANG Zemin et ZHU Rongji, Shanghai bénéficie de la volonté du gouvernement de reprendre la main face à l’essor des provinces méridionales : Shanghai est située au centre du littoral et au débouché de l’axe est-ouest du Yangzi, que la construction du barrage des Trois Gorges doit renforcer. Shanghai symbolise le renouveau des villes comme pôles de croissance dans le développement. Elle possède une bourse, développe des services aux entreprises, redistribue ses activités industrielles en périphérie, satellise les villes de sa région proche, et réarticule des réseaux d’échelles régionale et nationale.
La ville accueille dorénavant des courses de Formule 1 et a été le siège de l’Exposition universelle en 2010. Si Shanghai détruit ses anciens lilong* et expulse une large partie de ses populations en périphérie au profit de tours de bureaux ou d’appartements inaccessibles au plus grand nombre, une politique de secteurs préservés se met également en place, notamment dans l’ancienne concession française. La ville veut redevenir le centre de la mode et de lieux postmodernes, comme le quartier de Xin Tiandi, un ancien lilong* réhabilité. Le dynamisme shanghaïen s’exprime surtout avec le projet de la Nouvelle Zone de Pudong, à l’est du Huangpu. Face au Bund, la façade de la vieille ville, sont construits le quartier d’affaires de Lujiazui et ses célèbres réalisations architecturales : la Perle de l’Orient, la tour Jinmao, l’avenue du XXIe siècle. De nouvelles zones industrielles, ouvertes aux investissements étrangers, accueillent des industries de nouvelles technologies. Pudong dispose d’un aéroport international, relié au centre-ville par un train à suspension magnétique, et son port, Waigaoqiao, a été complété par un port en eau profonde plus au sud.
Le projet « One city, nine towns », lancé en 2000, porte sur l’ensemble du territoire municipal. Il entend favoriser une politique de villes nouvelles, véritables pôles multifonctionnels, accueillant des populations de la ville-centre, des populations très locales et des populations extérieures à la municipalité (migrants) ou étrangères. »

 

*Un lilong est un quartier fermé typique de Shanghai se composant de ruelles étroites contenant des maisons mitoyennes.

 

Thierry SANJUAN, Atlas de la Chine. Une grande puissance sous tension, Paris, Editions Autrement, 2015

Londres, cœur économique du Royaume-Uni

« Malgré la crise, le Square Mile* reste le cœur économique du Royaume-Uni et l’une des premières places boursières du monde. Si la City compte 11 500 habitants en 2009, elle emploie environ 350 000 personnes, dont 63% dans la finance et l’assurance. La City s’incarne avant tout dans le London Stock Exchange (LES), la Bourse de Londres. Elle figure au premier rang mondial devant Tokyo pour les activités bancaires, et devant New York pour les transactions et le marché de devises. Elle domine également le secteur de l’assurance symbolisée par la Lloyd’s. La City accueille la Banque d’Angleterre, plus de 240 banques étrangères en provenance des cinq continents, les sièges sociaux de grandes firmes nationales ou à forte participation nationale, comme Shell et BP.
La réussite de la City est en partie liée à son autonomie historique qui remonte au Moyen Age. […] La City a conservé en partie cet héritage. Ainsi elle a toujours son propre maire, qui n’est pas celui de Londres. […] Mais sa réussite actuelle tient également à sa forte capacité d’adaptation aux évolutions du marché […]. La City bénéficie également d’une fiscalité britannique avantageuse. Le statut de l’anglais, principale langue du commerce, lui confère un atout supplémentaire, d’autant plus que la ville, située sur le fuseau horaire de Greenwich, peut dialoguer en temps réel avec l’Asie le matin, New York et Toronto l’après-midi. Si la mondialisation et le développement d’internet promettaient une déterritorialisation de l’économie, la bonne marche des grandes transactions internationales nécessite encore et toujours la rencontre en un même lieu d’un grand nombre de professionnels hautement qualifiés (directeurs de firmes, banquiers, experts-comptables, investisseurs, juristes…), professionnels que peu de villes du monde peuvent concentrer.
La crise financière en 2008-2009 et la crise de la dette en 2011 ont pourtant entamé son dynamisme. La place financière de Londres est […] de plus en plus menacée en particulier par des villes comme Hong-Kong et Singapour. Entre 2011 et 2012, le Centre pour la recherche sur l’économie et les entreprises estime que la City perdra 27 000 postes. Le nombre de salariés en 2011 est retombé au niveau de 1998 avec 288 000 salariés, loin du record de 2007, où l’on en comptait 354 000. […]
Cœur de la finance mondiale, Londres est aussi un hub pour une large palette de service aux entreprises. La présence de grandes firmes multinationales dans le Grand Londres génère une demande importante en services qui dépasse largement la seule sphère financière. Parmi les activités de support aux entreprises, les activités juridiques, de comptabilité et de gestion […]. Autour de ces firmes très profitables s’est aussi déployée toute une gamme de services de l’économie postindustrielle : communication, publicité, marketing, immobilier ou encore ressources humaines dépendent des commandes des grands groupes. D’autres activités, relevant des arts et des médias télévisuels sont encore plus concentrées à Londres. L’économie de la connaissance est devenue un atout pour la ville, notamment face aux métropoles émergentes. Sont concernés : publicité, télévision et cinéma, musique, arts mais aussi architecture. Les entreprises de ces secteurs, qu’elles soient britanniques ou étrangères, sont souvent des leaders mondiaux dans leur domaine. […] Le tourisme occupe enfin une place de plus en plus importante dans l’économie londonienne, notamment à l’approche des JO de 2012. »

 

*La City fait environ un mile carré, d’où ce nom.

 

Manuel APPERT, Mark BAILONI et Delphine PAPIN, Atlas de Londres : une métropole en perpétuelle mutation, Paris, Autrement, 2012
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