Gratte-ciel : la nouvelle folie londonienne (7 mai 2019)
Journal télévisé de 20h, France 2, 7 mai 2019
Londres, une ville mondiale
Journal télévisé de 20h, France 2, 7 mai 2019
« La place financière de Londres […] devient la première place financière mondiale à la fin du XIXe siècle en lien systémique avec un Empire victorien « sur lequel le soleil ne se couche jamais ». […] Ses principaux atouts sont l’usage généralisé de l’anglais dans les métiers de la finance, sa localisation géographique qui permet d’articuler grâce au jeu des fuseaux horaires les marchés asiatiques et américains, des réglementations très souples et une fiscalité très avantageuse, la concentration du personnel hautement qualifié que s’arrachent les entreprises (hauts salaires et primes nombreuses, intéressement aux résultats…). […]
Entre 2008 et 2010, le système bancaire et financier a été très sévèrement touché notamment par la quasi-faillite, la vente ou la nationalisation de beaucoup des grandes banques britanniques. […] Dans l’espace central de la métropole londonienne, la City est hégémonique politiquement, économiquement, culturellement et socialement. Elle participe en particulier activement au remodelage des fonctions métropolitaines centrales avec les loyers les plus chers d’Europe Occidentale et un marché de l’immobilier d’entreprises étroitement dépendant du dynamisme du secteur financier et bancaire. Entre 1998 et 2011, la valeur ajoutée dégagée par la finance est multipliée par deux pour représenter aujourd’hui 20 % de l’économie londonienne. Avec plus de 500 institutions financières anglaises et surtout étrangères (banques d’affaires, banques d’investissement, assurances…), la City concentre l’essentiel de l’économie financière britannique tournée vers les marchés mondiaux. […]
Après avoir augmenté de 41 % entre 1987 et 2007 dans une City alors en plein essor, les emplois dans les services financiers directs (banques, assurances, fonds) reculent du fait de la crise pour représenter aujourd’hui 238 000 salariés, alors que les énormes bonus aux traders sont tombés de 11,4 à 1,6 milliards de livres entre 2007 et 2013. Mais la force de la place financière londonienne réside tout autant dans la force des emplois induits qui représentent 465 000 postes, soit 704 000 emplois directs au total. […]
Face à sa spécialisation dans les fonctions financières internationales, l’espace de la City compte moins de 10 000 habitants permanents et se vide très largement les nuits ou les week-ends de ses actifs, donnant ainsi d’ailleurs son nom au phénomène bien connu de « city » dans les quartiers d’affaires des grandes métropoles. Les salariés de la City habitent donc dans d’autres quartiers et utilisent massivement les réseaux de transport en commun, largement sous-calibrés et saturés aux heures de pointe, pour y accéder. Dans ces conditions, la City participe aux profondes ségrégations spatiales et fonctionnelles organisant la zone centrale de l’agglomération. »
Laurent CARROUE, La planète financière. Capital, pouvoirs, espace et territoires, Paris, Armand Colin, 2015, p. 183-191
« Depuis l’approbation du permis de construire de la Heron Tower en 2001, plus d’une dizaine de tours ont été construites et près d’une cinquantaine sont en
passe de transformer radicalement le skyline de la ville, modifiant sa ligne d’horizon chargée d’histoire et de symboles. Ces nouvelles tours sont de puissants leviers de spéculation et de communication pour les promoteurs, les investisseurs et les architectes. Soutenues plus ou moins explicitement par les équipes municipales qui se sont succédées depuis 2000, elles sont aussi des marqueurs du projet politique régional qui entend assumer la stature de Londres, ville globale et moteur de l’économie britannique.
Ces nouvelles tours suscitent cependant débats et controverses, qui se cristallisent particulièrement autour de la question du respect du patrimoine bâti. Dans le chaos du skyline du centre de Londres, Shard (310 m), la tour des superlatifs, des sobriquets, mais aussi des polémiques les plus médiatiques, dévoile enfin sa forme pyramidale à un public curieux et interrogatif. Au-delà des fonctions qu’elle héberge ou de ses qualités environnementales supposées, Shard suscite la controverse : « tesson de verre dans le cœur de Londres » pour les uns, « chef d’œuvre » pour les autres, Shard est un élément du débat sur la régulation du skyline de Londres. […]
Du haut de ses 310 m, Shard est la plus haute tour de l’Union Européenne et la première tour mixte de Londres, une ville verticale mêlant commerces, bureaux, hôtel 5 étoiles, logements et plate-forme d’observation selon son architecte, Renzo Piano. La tour, achevée en 2012, se situe à London Bridge, sur la rive Sud de la Tamise, en face de la City de Londres. Le gratte-ciel se dresse déjà dans le ciel de l’arrondissement de Southwark, quartier spatialement polarisé par des activités de bureaux à proximité de la gare de London Bridge au nord, et par des cités en difficultés sur les deux-tiers sud de son territoire. La mairie d’arrondissement de Southwark accorde à Sellar Property, le promoteur du projet, le permis de construire en 2002, louant les qualités architecturales du projet et son rôle de marqueur de revitalisation urbaine pour les quartiers défavorisés plus au sud. Le permis est ensuite confirmé avec enthousiasme par la mairie de Londres (Greater London Authority) dirigée par Ken Livingstone. Le maire affirme alors que Shard, construite partiellement sur la gare de London Bridge, maximise l’usage des transports collectifs et, par ses caractéristiques techniques, réduit de 30% sa consommation d’énergie par rapport à un immeuble conventionnel. […]
Shard est donc exceptionnelle par sa taille, son architecture et sa localisation. C’est un modèle de tour pour la revitalisation urbaine, repris depuis dans de nombreuses opérations d’urbanisme particulièrement à l’Est de Londres. […] Elle marque enfin la volonté d’instrumentaliser l’architecture audacieuse de certaines tours pour la promotion des intérêts des acteurs économiques, mais aussi politiques. […]
Depuis Shard, les rives sud de la Tamise, jusque-là épargnées, sont la cible des promoteurs qui cherchent à maximiser les vues exceptionnelles offertes par les différents sites. Une étude confidentielle récente – menée par un cabinet d’expertise immobilière sur les projets résidentiels de Southwark – a montré que la vue sur la ville pouvait accroître le prix de vente des logements de 20% en moyenne, voire beaucoup plus pour les étages les plus élevés. Depuis la rive sud de la Tamise, il est en effet possible d’embrasser la totalité du panorama du centre de Londres, de Westminster à l’ouest, à la City à l’est. […] Le skyline des villes, dimension du paysage urbain, est aussi […] un enjeu de pouvoir et de construction identitaire. »
Manuel APPERT, « Politique du skyline. Shard et le débat sur les tours à Londres », Metropolitiques.eu, 12 septembre 2011
« En 2013, encore plus de visiteurs se sont bousculés dans les allées du British Museum, première attraction de Londres, de la Tate Modern ou de la National Gallery. Ils se sont envolés dans les cabines de la grande roue London Eye ou dans les sombres couloirs de la Tour de Londres. Une affluence record permet aux dirigeants de la ville d’espérer pouvoir annoncer, ce jeudi, qu’en franchissant la barre des 16 millions de touristes étrangers, la capitale britannique aurait détrôné Bangkok et Paris en tête des villes les plus visitées sur la planète. Si les critères peuvent diverger, Paris avait accueilli 15,9 millions d’étrangers en 2012. New York se classe en quatrième position.
La mairie de Londres lie directement ce regain d’intérêt à un « effet Jeux olympiques ». Un cercle vertueux, qui parvient à éviter la tendance des villes olympiques à constater une désaffection l’année suivante. Au contraire, Londres affichait une hausse de fréquentation de 8 % au premier semestre. Dans l’ensemble du pays, les arrivées d’étrangers ont bondi de 11 % sur les neuf premiers mois de l’année, à près de 25 millions de personnes.
« L’image de Londres a changé grâce aux JO, estime Kit MALTHOUSE, maire adjoint de la ville. Les gens ont vu une ville belle, ouverte, vibrante, au-delà des clichés habituels sur la reine et le gin Beefeater. » Les touristes londoniens proviennent en grande majorité d’Europe, devant l’Amérique du Nord et le reste du monde. Ceux venant de Chine, d’Inde ou du Moyen-Orient représentent une large part de la croissance constatée. Mais la politique de visas restrictive du gouvernement CAMERON freine le développement de cette clientèle, au détriment de Paris. C’est pourquoi, sur pression des milieux d’affaires et du lobby touristique, le ministère de l’Intérieur a accepté d’assouplir sa pratique pour les Chinois.
Ces visiteurs dépensent beaucoup : 5 milliards de livres (6 milliards d’euros) sur les six premiers mois de 2013, en hausse de 12 %. Le West End, quartier du shopping, des restaurants et des théâtres, pèse économiquement plus que la City, et davantage que tout le secteur agricole britannique.
Chez London & Partners, l’agence de promotion de la capitale, on se félicite d’un « feel good factor » post-olympique et post-jubilé royal, prolongé par l’engouement autour de la naissance du prince GEORGE, la victoire d’Andy MURRAY à Wimbledon et des expositions événements comme « Pompéi » au British Museum ou « David Bowie » au Victoria & Albert. Facteur exceptionnel contribuant à l’attrait de la capitale britannique : les touristes ont en plus pu profiter d’un été magnifique. »
« Capitale du Royaume-Uni et ancienne capitale impériale, Londres figure aux premiers rangs des îles à vocation de commandement mondial, rôle qu’elle esquissait dès le 18e siècle […]. Depuis les années 1980, la métropole s’est inscrite [dans] et a donné une impulsion à un réseau planétaire de villes qui transcende aujourd’hui les frontières nationales […].
Les savoir-faire dans les domaines du commerce, du négoce et de l’assurance assurent à Londres un rôle de marché mondial outre son rôle de commandement économique (sièges sociaux), d’innovation culturelle, scientifique et d’administration nationale. Londres est une ville-capitale de rang global avec pour hinterland* le monde et non plus le seul Royaume-Uni.
Londres est devenue la première place bancaire par la concentration de près de 550 banques étrangères. La capitalisation boursière du marché des actions de la métropole est équivalente à celle des principales bourses européennes combinées. Qui plus est, le London Stock Exchange est la bourse la plus internationalisée au monde bénéficiant des accumulations historiques et des liens que le Royaume-Uni a tissés au cours des deux derniers siècles […].
La métropole est par ailleurs, de très loin, le premier marché des changes, avec un chiffre d’affaires équivalent à 460 milliards d’euros échangés quotidiennement, plus que New York et Tokyo réunies. Premier marché pour les métaux (Metal Exchange) et l’affrètement maritime, la métropole est enfin le marché de l’assurance et de la réassurance le plus important au monde en termes de revenus. Même si le Royaume-Uni n’est plus une grande puissance, l’accumulation capitaliste lui a permis de conserver de grands groupes à l’échelle mondiale […]. Ils sont loin d’être isolés, puisque près du tiers des plus grandes compagnies européennes a élu domicile à Londres […].
Enfin, les entreprises londoniennes sont les plus connectées avec leurs homologues étrangères, ce qui révèle le degré d’internationalisation de Londres à l’échelle mondiale. »
*Hinterland : arrière-pays.
Manuel APPERT, « Londres : métropole globale », in Geocarrefour Vol. 8, 3/2, 2008
« En 2012, Londres est à l’affiche partout, grâce au jubilé de diamant de la reine ELIZABETH II (du 3 au 5 juin) et à l’organisation des Jeux olympiques (du 27 juillet au 12 août). Dans ces circonstances, l’élection, le 3 mai, du maire de cette métropole de 7,8 millions d’habitants prend un relief particulier. […]
Quels sont les rapports de forces politiques dans la capitale ? Londres est traditionnellement une ville de gauche de par la forte présence d’une population de condition modeste qu’atteste un taux de chômage (9 %) supérieur à la moyenne nationale, surtout parmi les jeunes des quartiers déshérités. Ce bastion du Labour constitue une exception dans le sud-est prospère de l’Angleterre, contrôlé par les conservateurs. […] Aujourd’hui, la droite est favorisée par l’irrésistible poussée d’une nouvelle élite sociale qui envahit le West End (centre), rejetant les perdants aux confins, voire en dehors de la capitale à coups de spéculation immobilière. Le coût de la vie élevé, le manque de HLM et l’essor des services au détriment de la petite industrie renforcent cette tendance.
Quel rôle joue la City ? […] Fondée en 1067, elle constitue un contre-pouvoir de poids au maire. Avec un million d’emplois directs et indirects, la finance est l’un des plus gros employeurs de la capitale britannique. Ce secteur phare fait tourner toute une série d’industries (commerce de luxe, immobilier, bâtiment, etc.). Cette enclave d’un peu moins de 300 hectares, qui abrite la plus forte densité planétaire de banques, possède un vaste patrimoine, un large parc immobilier, plusieurs ponts sur la Tamise, le complexe culturel Barbican Centre, l’école de commerce Cass Business School et la colline boisée d’Hampstead. […] L’une des principales attributions du maire de Londres consiste à défendre la première place financière mondiale contre les projets de régulation du G20 et de Bruxelles ou contre la rivalité des centres concurrents, en particulier New York. […]
Quel est l’impact des Jeux olympiques sur la ville ? Il y a sept ans, à Singapour, Londres a obtenu les Jeux olympiques de 2012 grâce à son projet de rénovation de l’Est, en particulier autour de l’ancienne zone industrielle de Stratford. La majorité des 100 000 contrats d’embauche pour ces Jeux ont été attribués aux habitants des cinq boroughs concernés, parmi les plus pauvres du royaume.
L’organisation des JO a accentué le rééquilibrage du centre de gravité de la capitale de l’Ouest élégant vers l’Est crasseux. Cette image ancestrale est en train de changer. Dans les années 1980-1990, l’expansion de l’aéroport d’Heathrow et de l’autoroute du Sud-Ouest (M4), l’explosion des services financiers ainsi que l’excellence de la ligne de métro Central Line, qui relie les quartiers chics à la City, avaient favorisé l’Ouest. A la même époque, l’hémorragie de la classe moyenne de l’Est vers les faubourgs du Nord, l’installation d’immigrés du tiers-monde démunis et la disparition des industries traditionnelles avaient accentué le déclin d’un secteur associé aux ghettos, à la pauvreté, à la violence.
Cette division s’est atténuée. La rénovation des anciens docks, l’allongement de la ligne de métro Jubilee jusqu’à la nouvelle cité financière de Canary Wharf, la construction du futur réseau régional express (Crossrail) tout comme le nouveau terminal Eurostar de Saint Pancras illustrent l’essor nouveau de cette zone. L’éclosion des quartiers branchés de Shoreditch et de Dalston, ainsi que le succès du « Silicon Roundabout », consacré à la haute technologie et aux industries de demain, donnent le la de la diversité ethnique et de la mixité sociale.
Grâce aux JO, l’East End se construit, se rénove et se régénère. Et le projet de développement du corridor de la Tamise sur une cinquantaine de kilomètres, entre Londres et l’estuaire du fleuve, devrait créer une tête de pont vers l’Europe. »
Marc ROCHE, « Londres : les métamorphoses d’une capitale », Le Monde, 21 avril 2012