Londres, un monde à part ?
« En 1987, 31 personnes ont trouvé la mort dans l’incendie de King’s Cross, une station de métro délabrée. Des escalators en bois, dont la course grinçante se déroulait sur un tapis de graisse inflammable et de détritus, avaient permis au feu de se propager à une vitesse terrible. Aujourd’hui, faire comprendre à un jeune Londonien que ce quartier de la ville était à l’époque mondialement connu pour son côté insalubre relève presque de l’impossible. La gare de Saint Pancras est rutilante, son terminal international grouille de passagers de l’Eurostar à destination de Paris. Google, The Guardian et Central Saint Martins College ont remplacé les taudis. King’s Cross est désormais un symbole de la transformation de Londres, devenu la ville mondiale, et pas seulement une ville mondiale.
Mais c’est aussi un symbole du fait que Londres s’est coupé du reste de la Grande-Bretagne. A King’s Cross ou Saint Pancras, on peut prendre un train pour des coins déshérités du nord de l’Angleterre ou des Midlands qui n’ont pas réussi à se relever de la désindustrialisation – et ce n’est pas faute d’avoir essayé. En revanche, Londres a le don exaspérant de faire de ses quartiers, même les plus misérables, des lieux où l’on a envie de vivre et de travailler. Entre 2010 et 2013, il y avait plus de grues à l’œuvre dans la capitale que dans tout le reste de la Grande-Bretagne.
Il n’y a pas que l’architecture qui évoque un royaume désuni, les données économiques aussi. En 2012, la valeur ajoutée brute par habitants atteignait à Londres 175 % de la moyenne britannique. Même la crise financière, la pire depuis la Seconde Guerre mondiale, n’a pas stoppé la croissance de Londres. Elle était de 12,5 % entre 2007 et 2011, soit plus de deux fois la croissance moyenne du Royaume-Uni. […]
Sur le plan culturel aussi, cela fait longtemps que Londres s’est détaché du pays qui l’accueille. Ce n’est pas seulement, et de loin, la ville la plus métissée de Grande-Bretagne : c’est peut-être aussi la plus métissée du monde, voire la plus métissée de toute l’histoire. Plus d’un tiers de sa population est née à l’étranger contre 13 % en moyenne au Royaume-Uni. Dans la capitale, où l’on parle plus de 300 langues, les Britanniques blancs représentent une minorité. […]
Londres s’éloigne de la Grande-Bretagne, et certaines parties de la ville s’éloignent les unes des autres. L’espérance de vie est de 79 ans à King’s Cross, elle grimpe à 91 ans à Knightsbridge, et n’est que de 75 ans à Lewisham, dans le sud est de la ville. 97 % des habitants de Camden ont accès à Internet. Ils ne sont que 82 % à Barking et Dagenham, un arrondissement de l’est du Grand Londres. La capitale compte certains des quartiers les plus pauvres du Royaume-Uni, comme Hackney et Tower Hamlets. Vingt ans de croissance spectaculaire ont rendu la ville plus riche, mais pas plus égalitaire. Et même au sein de ces quartiers il existe des inégalités criantes. […]
Et la croissance a apporté les infrastructures. Le réseau de transports de Londres compte parmi les plus vastes au monde, et ne cesse d’explorer de nouvelles possibilités, par exemple Crossrail, la ligne de métro à grande vitesse, le plus grand projet de construction en Europe. Londres est une ville d’ultrarichesse et d’extrême pauvreté, mais on y trouve aussi des musées gratuits et des parcs publics uniques au monde.
Et pourtant on ne peut ignorer la double hostilité qu’elle suscite – de la part d’un pays dépassé et des romantiques intra-muros. Son statut de centre de la mondialisation ne saurait être menacé, mais une accumulation de mauvaises décisions stratégiques (ou de non-décisions) pourrait néanmoins l’éroder au fil du temps. Un travailleur étranger refoulé à Londres risque d’aller vendre ses talents à New York ou à Singapour. Si l’aéroport de Heathrow n’est pas autorisé à s’étendre, ceux d’Amsterdam et de Francfort sont bien placés pour devenir le centre du transport aérien en Europe. »
Janan GANESH (Financial Times) « Londres ou la mondialisation incarnée », Courrier International, 6 mai 2015