Romancier français engagé dès 1941 dans la Résistance, François MAURIAC plaide auprès du général DE GAULLE la grâce d’un autre écrivain, Robert BRASILLACH (rédacteur en chef du journal collaborationniste et antisémite Je suis partout), condamné à mort et finalement fusillé le 6 février 1945.
« Il ne s’agit pas ici de plaider pour les coupables, mais de rappeler que ces hommes, ces femmes, sont des accusés, des prévenus, qu’aucun tribunal ne les a encore convaincus du délit ou du crime dont on les charge.
Oh, je sais bien : la Gestapo, la police de Vichy n’avaient pas de ces délicatesses. Mais justement ! Nous aspirons à mieux qu’un chassé-croisé de bourreaux et de victimes. Il ne faut à aucun prix que la IVe République chausse les bottes de la Gestapo […].
Je n’écris point ceci pour invoquer des prétextes, ni pour frustrer ceux des nôtres qui ont faim et qui ont soif de justice, du rassasiement auquel ils ont droit. Comment reculerait-il devant les exigences d’une justice stricte, celui qui a vu les enfants juifs pressés comme de pauvres agneaux dans des wagons de marchandises ? L’effrayant regard me poursuit encore, d’une femme dont le mari venait d’être abattu parmi d’autres otages ; et il y a cette lettre que je n’ose pas relire, où ma fille Claire raconte comment elle ferma les yeux de garçons fusillés et comment elle les ensevelit. Mais c’est cette rigueur nécessaire qui doit nous rendre encore plus scrupuleux. Il faut être assuré de frapper juste lorsque l’on est résolu à frapper fort. »
François MAURIAC, « La vraie justice », Le Figaro, 8 septembre 1944
« Enfin, nous devons nous unir. Assurément, nous autres, Français, sommes divers à tous égards. Nous le sommes par nos idées, nos professions, nos régions. Nous le sommes par notre nature qui nous a fait essentiellement critiques et individualistes. Nous le sommes aussi, hélas ! en conséquence des malheurs que nous venons de traverser et qui nous ont blessés et opposés les uns aux autres.
Mais, à part une poignée de misérables et d’indignes, dont l’État fait et fera justice, l’immense majorité d’entre nous furent et sont des Français de bonne foi. Il est vrai que beaucoup ont pu se tromper à tel moment ou à tel autre, depuis qu’en 1914 commença cette guerre de trente ans. Je me demande même qui n’a jamais commis d’erreur ? Il est vrai que certains ont pu céder à l’illusion ou au découragement quand le désastre et le mensonge avaient submergé notre pays. Il est vrai que même parmi ceux qui s’opposèrent vaillamment à l’ennemi, il y a eu des degrés divers dans le mérite […]. Mais quoi ? La France est formée de tous les Français. Elle a besoin, sous peine de périr, des cœurs, des esprits, des bras de tous ses fils et de toutes ses filles. Elle a besoin de leur union, non point celle que l’on proclame dans des programmes ou des discours pour la compromettre en même temps par querelles, outrages et surenchères, mais de leur union réelle, sincère, fraternelle. »
Discours de Charles DE GAULLE prononcé à Paris le 14 octobre 1944
« Le gouvernement de PÉTAIN, né de la défaite et d’un abus de confiance, n’a pu se maintenir pendant quatre années qu’en acceptant l’aide de la force allemande, en mettant sa politique au service de la politique allemande, en collaborant dans tous les domaines avec HITLER. Cela, messieurs, c’est la trahison.
On vous a dit que s’il n’en avait pas été ainsi, la situation des Français eût été pire. Je ne le crois pas. Je crois qu’elle a été meilleure en Belgique qu’elle ne l’a été en France. En France, 150 000 otages fusillés, 750 000 ouvriers mobilisés pour aller travailler en Allemagne ; notre flotte détruite ; la déportation, à l’ombre de la collaboration ; 110 000 réfugiés politiques, 120 000 déportés raciaux, sur lesquels il n’en est revenu que 1 500. Je me demande comment la situation des Français eût pu être pire.
Mais il y a quelque chose de pire. C’est que, pendant quatre ans, cette politique, aux yeux de l’étranger, a failli nous déshonorer. Pendant quatre ans, cette politique a abouti à ceci : jeter le doute sur la France, sur la fidélité à ses engagements, sur sa parole, sur son honneur.
Il en est des nations comme des individus, et le vers de JUVÉNAL est tellement vrai : « La pire des catastrophes, c’est, de peur de perdre une existence misérable, de perdre ce qui fait la raison même de vivre » , c’est-à-dire l’honneur. Or on a failli faire perdre à la France sa raison de vivre en lui enlevant son honneur. Cela, messieurs, c’est le crime inexpiable auquel je ne vois ni atténuation ni excuse, et auquel une cour de justice chargée d’appliquer la loi ne peut qu’appliquer une peine, la plus haute qui soit inscrite dans l’échelle des châtiments prévus par la loi. »
Réquisitoire du procureur général MORNET lors du procès du Maréchal PÉTAIN, 11 août 1945
« Pendant quatre années, par mon action, j’ai maintenu la France, j’ai assuré aux Français la vie et le pain, j’ai assuré à nos prisonniers le soutien de la Nation. Que ceux qui m’accusent et prétendent me juger s’interrogent du fond de leur conscience pour savoir ce que, sans moi, ils seraient peut-être devenus.
Pendant que le général DE GAULLE, hors de nos frontières, poursuivait la lutte, j’ai préparé les voies de la libération, en conservant une France douloureuse, mais vivante. […]
Malgré d’immenses difficultés, aucun pouvoir n’a plus que le mien honoré la famille et, pour empêcher la lutte des classes, cherché à garantir les conditions du travail à l’usine et à la terre. […]
Je représente une tradition qui est celle de la civilisation française et chrétienne, face aux excès de toutes les tyrannies. »
Déclaration du Maréchal PETAIN à son procès, 23 juillet 1945 (texte complet)
En 1942, Marie-Claude VAILLANT-COUTURIER (devenue députée communiste à l’Assemblée constituante en 1945) est arrêtée par la police française pour sa participation à la Résistance, puis livrée à la Gestapo et enfin déportée à Auschwitz et Ravensbrück. Témoignant au tribunal de Nuremberg, elle est interrogée ici par Charles DUBOST du ministère public français.
« Mme VAILLANT-COUTURIER. – Je suis arrivée le 20 mars à la prison de la Santé, au quartier allemand. J’ai été interrogée le 9 juin 1942. À la fin de mon interrogatoire, on a voulu me faire signer une déclaration qui n’était pas conforme à ce que j’avais dit. Comme j’ai refusé de la signer, l’officier qui m’interrogeait m’a menacée, et comme je lui ai dit que je ne craignais pas la mort ni d’être fusillée, il m’a dit : « Mais nous avons à notre disposition des moyens bien pires que de fusiller les gens pour les faire mourir », et l’interprète m’a dit : » Vous ne savez pas ce que vous venez de faire. Vous allez partir dans un camp de concentration allemand ; on n’en revient jamais ». […] En quittant la Santé le 20 août 1942, j’ai été conduite au fort de Romainville, qui servait de camp d’otages. Là, j’ai assisté deux fois à des prises d’otages, le 21 août et le 22 septembre. Parmi les otages emmenés, il y avait les maris des femmes qui se trouvaient avec moi et qui sont parties pour Auschwitz ; la plupart y sont mortes. Ces femmes, pour la plupart, n’étaient arrêtées qu’à cause de l’activité de leur mari ; elles n’en avaient aucune elles-mêmes.
M. DUBOST. – Vous êtes partie à Auschwitz à quel moment ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Je suis partie pour Auschwitz le 23 janvier et arrivée le 27.
M. DUBOST. – Vous faisiez partie d’un convoi ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Je faisais partie d’un convoi de 230 Françaises. Il y avait parmi nous Danielle CASANOVA, qui est morte à Auschwitz, Maï POLITZER, qui est morte à Auschwitz, Hélène SOLOMON. Il y avait de vieilles femmes…
M. DUBOST. – Quelle était leur condition sociale ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Des intellectuelles, des institutrices, un peu de toutes les conditions sociales. Maï POLITZER était médecin : elle était la femme du philosophe Georges POLITZER. Hélène SOLOMON était la femme du physicien SOLOMON ; c’est la fille du professeur LANGEVIN. Danielle CASANOVA était chirurgien-dentiste et elle avait une grande activité parmi les femmes ; c’est elle qui a monté un mouvement de résistance parmi les femmes de prisonniers.
M. DUBOST. – Combien êtes-vous revenues sur 230 ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – 49. […] Le voyage était extrêmement pénible, car nous étions 60 par wagon et l’on ne nous a pas distribué de nourriture ni de boissons pendant le trajet. Comme nous demandions aux arrêts aux soldats lorrains enrôlés dans la Wehrmacht qui nous gardaient si l’on arrivait bientôt. ils nous ont répondu : « Si vous saviez où vous allez, vous ne seriez pas pressées d’arriver ». […] Nous sommes arrivées à Auschwitz au petit jour. On a déplombé nos wagons et on nous a fait sortir à coups de crosses pour nous conduire au camp de Birkenau, qui est une dépendance du camp d’Auschwitz, dans une immense plaine, qui, au mois de janvier était glacée… […] On nous a conduites dans une grande baraque, puis à la désinfection. Là, on nous a rasé la tête et on nous a tatoué sur l’avant-bras gauche le numéro matricule. Ensuite, on nous a mises dans une grande pièce pour prendre un bain de vapeur et une douche glacée. Tout cela se passait en présence des 58, hommes et femmes, bien que nous soyons nues. Après, on nous a remis des vêtements souillés et déchirés, une robe de coton et une jaquette pareille. […] À ce moment-là, les commandos de travail d’hommes sont rentrés. Derrière chaque commando, il y avait des hommes qui portaient des morts. Comme ils pouvaient à peine se traîner eux-mêmes, ils étaient relevés à coups de crosses ou à coups de bottes, chaque fois qu’ils s’affaissaient…
M. DUBOST. – Je vous demande pardon, pouvez-vous décrire les scènes de l’appel ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Pour l’appel, on était mis en rangs, par cinq, puis nous attendions jusqu’au jour [les détenues étaient réveillées à trois heures et demie du matin] que les Aufseherinnen, c’est-à-dire les surveillantes allemandes en uniforme, viennent nous compter. Elles avaient des gourdins et elles distribuaient, au petit bonheur la chance, comme ça tombait, des coups. Nous avons une compagne, Germaine RENAUD, institutrice à Azay-le-Rideau, en France, qui a eu le crâne fendu devant mes yeux par un coup de gourdin, durant l’appel. Le travail à Auschwitz consistait en déblaiements de maisons démolies, constructions de routes et surtout assainissement des marais. C’était de beaucoup le travail le plus dur, puisqu’on était toute la journée les pieds dans l’eau et qu’il y avait danger d’enlisement. Il arrivait constamment qu’on soit obligé de retirer une camarade qui avait enfoncé parfois jusqu’à la ceinture. Durant tout le travail, les SS hommes et femmes qui nous surveillaient nous battaient à coups de gourdins et lançaient sur nous leurs chiens. Nombreuses sont les camarades qui ont eu les jambes déchirées par les chiens. Il m’est même arrivé de voir une femme déchirée et mourir sous mes yeux, alors que le SS TAUBER excitait son chien contre elle et ricanait à ce spectacle. Les causes de mortalité étaient extrêmement nombreuses. Il y avait d’abord le manque d’hygiène total. Lorsque nous sommes arrivées à Auschwitz, pour 12 000 détenues, il y avait un seul robinet d’eau non potable, qui coulait par intermittence. Comme ce robinet était dans les lavabos allemands, on ne pouvait y accéder qu’en passant par une garde de détenues allemandes de droit commun, qui nous battaient effroyablement. Il était donc presque impossible de se laver ou de laver son linge. Nous sommes restées pendant plus de trois mois sans jamais changer de linge ; quand il y avait de la neige, nous en faisions fondre pour pouvoir nous laver. Plus tard, au printemps, quand nous allions au travail, dans la même flaque d’eau sur le bord de la route, nous buvions, nous lavions notre chemise ou notre culotte. Nous nous lavions les mains à tour de rôle dans cette eau polluée. Les compagnes mouraient de soif, car on ne distribuait que deux fois par jour un demi-quart de tisane.
[Mme VAILLANT-COUTURIER parle ensuite du bloc 25, où les Allemands envoyaient les détenues faibles ou mourantes : elles étaient destinées à la chambre à gaz.]
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Ce bloc 25, qui était l’antichambre de la chambre à gaz – si l’on peut dire – je le connais bien, car, à cette époque, nous avions été transférées au bloc 26 et nos fenêtres donnaient sur la cour du 25. On voyait les tas de cadavres, empilés dans la cour, et, de temps en temps, une main ou une tête bougeait parmi ces cadavres, essayant de se dégager : c’était une mourante qui essayait de sortir de là pour vivre. La mortalité dans ce bloc était encore plus effroyable qu’ailleurs, car, comme c’étaient des condamnées à mort, on ne leur donnait à manger et à boire que s’il restait des bidons à la cuisine, c’est-à-dire que souvent elles restaient plusieurs jours sans une goutte d’eau. Un jour, une de nos compagnes, Annette EPAUX, une belle jeune femme de trente ans, passant devant le bloc, eut pitié de ces femmes qui criaient, du matin au soir, dans toutes les langues : « À boire, à boire, à boire, de l’eau ». Elle est rentrée dans notre bloc pour chercher un peu de tisane, mais, au moment où elle la passait par le grillage de la fenêtre, la Aufseherin l’a vue, l’a prise par le collet et l’a jetée au bloc 25. Toute ma vie, je me souviendrai d’Annette EPAUX. Deux jours après, montée sur le camion qui se dirigeait à la chambre à gaz, elle tenait contre elle une autre Française, la vieille Line PORCHER, et au moment où le camion s’est ébranlé, elle nous a crié : « Pensez à mon petit garçon, si vous rentrez en France ». Puis elles se sont mises à chanter la Marseillaise. […] Une autre cause de mortalité et d’épidémie était le fait qu’on nous donnait à manger dans de grandes gamelles rouges qui étaient seulement passées à l’eau froide après chaque repas. Comme toutes les femmes étaient malades, et qu’elles n’avaient pas la force durant la nuit de se rendre à la tranchée qui servait de lieux d’aisance et dont l’abord était indescriptible, elles utilisaient ces gamelles pour un usage auquel elles n’étaient pas destinées. Le lendemain, on ramassait ces gamelles, on les portait sur un tas d’ordures et, dans la journée, une autre équipe venait les récupérer, les passait à l’eau froide, et les remettait en circulation…
M. DUBOST. – Voulez-vous préciser ce qu’était le Revier dans le camp ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Le Revier était les blocs où l’on mettait les malades. On ne peut pas donner à cet endroit le nom d’hôpital, car cela ne correspond pas du tout à l’idée qu’on se fait d’un hôpital. Pour y aller, il fallait d’abord obtenir l’autorisation du chef de bloc, qui la donnait très rarement. Quand enfin on l’avait obtenue, on était conduit en colonne devant l’infirmerie où, par tous les temps, qu’il neige ou qu’il pleuve, même avec 40° de fièvre, on devait attendre plusieurs heures, en faisant la queue, pour être admise. Il arrivait fréquemment que des malades meurent dehors, devant la porte de l’infirmerie, avant d’avoir pu y pénétrer. Du reste, même de faire la queue devant l’infirmerie était dangereux car, lorsque cette queue était trop grande, le SS passait, ramassait toutes les femmes qui attendaient et les conduisait directement au bloc 25.
M. DUBOST. – C’est-à-dire à la chambre à gaz ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – C’est-à-dire à la chambre à gaz. C’est pourquoi très souvent les femmes préféraient ne pas se présenter au Revier, et elles mouraient au travail ou à l’appel. Après l’appel du soir, en hiver, quotidiennement, on relevait des mortes qui avaient roulé dans les fossés. Le seul intérêt du Revier, c’est que, comme on était couché, on était dispensé de l’appel, mais on était couché dans des conditions effroyables, dans des lits de moins d’un mètre de large à quatre, avec des maladies différentes, ce qui faisait que celles, qui étaient entrées pour des plaies aux jambes, attrapaient la dysenterie ou le typhus de leur voisine. Les paillasses étaient souillées, on ne les changeait que quand elles étaient complètement pourries. Les couvertures étaient si pleines de poux qu’on les voyait grouiller comme des fourmis… […] Il n’y avait pour ainsi dire pas de médicaments, on laissait donc les malades couchées, sans soins, sans hygiène, sans les laver… […]
Il y avait à Auschwitz une maison de tolérance pour les SS et également pour les détenus, fonctionnaires hommes, qu’on appelait des « Kapo ». D’autre part, quand les SS avaient besoin de domestiques, ils venaient, accompagnés de la Oberaufseherin, c’est-à-dire la commandante femme du camp, choisir pendant la désinfection et ils désignaient une petite jeune fille que la Oberaufseherin faisait sortir des rangs. Ils la scrutaient, faisaient des plaisanteries sur son physique et, si elle était jolie et leur plaisait, ils l’engageaient comme bonne avec le consentement de la Oberaufseherin qui leur disait qu’elle leur devait une obéissance absolue, quoi qu’ils lui demandent.
M. DUBOST. – Pourquoi venaient-ils pendant la désinfection ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Parce qu’à la désinfection, les femmes étaient nues.
M. DUBOST. – Ce système de démoralisation et de corruption était-il exceptionnel ?
Mme VAILLANT-COUTURIER. – Non, dans tous les camps où j’ai passé, le système était le même ; j’ai parlé à des détenues venues de camps où je n’avais pas été moi-même, et c’est toujours la même chose. Le système est exactement le même dans n’importe quel camp. »
Déposition de Marie-Claude VAILLANT-COUTURIER devant le Tribunal de Nuremberg, 28 janvier 1946, texte extrait de L. SAUREL, Le procès de Nuremberg, Éditions Rouff, 1965, p. 149-155.