« Nous pâtissons d’un déficit de gouvernance mondiale » (Pascal LAMY, 2013)

« La mondialisation est indéniablement la grande transformation à l’œuvre dans le monde actuel. Paul VALERY l’avait pressenti quand il écrivait, au début du XXe siècle : « Le temps du monde fini commence ». […] Nous n’avons jamais, au cours des dernières décennies, assisté à des changements si radicaux et, peut-être plus important, si rapides. Il en résulte un niveau d’interconnexion et d’interdépendance dont nombre d’implications nous sont encore inconnues. […]
Cependant, la mondialisation, comme Janus, a deux faces : une souriante et une grimaçante, celle de RICARDO et celle de SCHUMPETER. RICARDO a expliqué pourquoi les échanges internationaux, source d’efficacité donc de croissance, faisaient « monter le niveau » et reculer la pauvreté. SCHUMPETER démontrait, lui, pourquoi les chocs de concurrence et les vagues d’innovation malmenaient les systèmes économiques et sociaux et amplifiaient les inégalités entre ceux qui en tiraient parti et les autres. […]
Il n’en demeure pas moins que les faits et les chiffres indiquent que la mondialisation s’est traduite à la fois par un recul immense de la pauvreté et un creusement marqué des inégalités. La volatilité est plus forte, la contagion plus fréquente et la nature est endommagée. Or, ces questions ne sont plus locales mais mondiales, comme l’a montré la crise financière, puis économique et sociale apparue ici, aux États-Unis, en 2007 avant de se propager à de nombreuses régions du monde. La réduction des émissions de carbone et la lutte contre l’épuisement des ressources halieutiques, la volatilité des monnaies, le protectionnisme, la cybercriminalité, l’évasion fiscale ou les migrations contraintes ne sont pas d’abord des affaires locales. Elles ne peuvent pas être conduites dans le seul cadre national ; une forme de gouvernance mondiale s’impose. […]
Disposons-nous d’un système de gouvernance mondial adéquat pour résoudre ces problèmes ? À mon sens, non. Un coup d’œil aux récentes publications sur le sujet, dont Gridlock de David HELD, Divided Nations de Ian GOLDIN, The Great Convergence de Kishore MAHBUBANI ou Le grand basculement de Jean-Michel SEVERINO, conduit à une conclusion préoccupante : nous souffrons d’un déficit de gouvernance globale.
Ce n’est pas faute d’avoir un système international. Nous en avons bien un mais son édification, très difficile, a sérieusement ralenti depuis une dizaine d’années. En raison d’obstacles structurels intrinsèques, la construction d’un système international de gouvernance n’est pas et n’a jamais été facile, surtout par rapport à d’autres systèmes de gouvernance, qu’il s’agisse de gouvernance politique dans le cas des pays, de gouvernance d’entreprise ou de gouvernance associative dans la société civile. Ces systèmes sont en mesure de produire ce que nous attendons d’eux : autorité, légitimité, efficacité et cohérence. […]
Le système actuel reste plus international que mondial, ce qui implique qu’il appartient toujours aux États de décider de prendre ou non des engagements contraignants. C’est un phénomène surprenant à l’heure où certaines organisations, entreprises multinationales ou ONG mondiales, sont plus puissantes et influentes que nombre des deux cents États-nations du monde. Elles ont surfé sur la vague de la mondialisation pour devenir des acteurs mondiaux et se faire reconnaître comme tels. […]
Le déficit actuel de gouvernance mondiale est donc à la fois permanent et provisoire. Permanent car, en-deçà d’un niveau critique de citoyenneté mondiale, l’imitation ou la transposition d’une gouvernance nationale au niveau planétaire n’est qu’un rêve lointain. Provisoire, ou transitoire, car le processus de rééquilibrage géopolitique, conséquence du rééquilibrage géoéconomique né de la mondialisation, est encore en cours, et ce pour un certain temps. »

 

Extraits de l’intervention de Pascal LAMY, ancien président de l’OMC, lors de la dixième conférence Raymond ARON organisée par le Center on the United States and Europe à la Brookings Institution de Washington, le 28 octobre 2013 (intervention en intégralité)