La politique du skyline à Londres (2011)

« Depuis  l’approbation  du permis de  construire  de  la  Heron  Tower  en 2001, plus d’une dizaine de tours ont été construites et près d’une cinquantaine sont en

La Tour Shard (photographie 2015)

passe de transformer  radicalement  le skyline de  la  ville,  modifiant  sa  ligne  d’horizon  chargée d’histoire et de symboles. Ces nouvelles tours sont de puissants leviers de spéculation et de  communication  pour  les  promoteurs,  les  investisseurs  et  les  architectes.  Soutenues plus  ou  moins  explicitement  par  les  équipes  municipales  qui  se  sont  succédées  depuis 2000,  elles  sont  aussi  des  marqueurs  du  projet  politique  régional  qui  entend  assumer  la stature de Londres, ville globale et moteur de l’économie britannique.

Ces  nouvelles  tours  suscitent  cependant  débats  et  controverses,  qui  se  cristallisent particulièrement  autour  de  la  question  du  respect  du  patrimoine  bâti.  Dans  le  chaos  du skyline du centre de Londres, Shard (310 m), la tour des superlatifs, des sobriquets, mais aussi des polémiques les plus médiatiques, dévoile enfin sa forme pyramidale à un public curieux   et   interrogatif.   Au-delà  des  fonctions  qu’elle  héberge  ou  de  ses  qualités environnementales  supposées,  Shard  suscite  la  controverse :  « tesson  de  verre  dans  le cœur de Londres » pour les uns, « chef d’œuvre » pour les autres, Shard est un élément du débat sur la régulation du skyline de Londres. […]

Du  haut  de  ses  310 m,  Shard  est  la plus haute tour de l’Union Européenne et la première  tour  mixte  de  Londres,  une  ville  verticale  mêlant  commerces,  bureaux,  hôtel  5 étoiles, logements et plate-forme d’observation selon son architecte, Renzo Piano. La tour, achevée  en  2012,  se situe  à London  Bridge,  sur  la  rive  Sud  de  la  Tamise,  en face  de  la City  de  Londres.  Le  gratte-ciel  se  dresse  déjà  dans  le  ciel  de  l’arrondissement  de Southwark,  quartier  spatialement  polarisé  par  des  activités  de  bureaux  à  proximité  de  la gare de London Bridge au nord, et par des cités en difficultés sur les deux-tiers sud de son territoire.  La  mairie  d’arrondissement  de  Southwark  accorde  à  Sellar  Property,  le promoteur du projet, le permis de construire en 2002, louant les qualités architecturales du projet et son rôle de marqueur de revitalisation urbaine pour les quartiers défavorisés plus au  sud.  Le  permis  est  ensuite  confirmé  avec  enthousiasme  par  la  mairie  de  Londres (Greater London Authority) dirigée par Ken Livingstone. Le maire affirme alors que Shard, construite partiellement sur la gare de London Bridge, maximise l’usage des transports collectifs  et,  par  ses  caractéristiques  techniques,  réduit  de  30%  sa  consommation d’énergie par rapport à un immeuble conventionnel. […]

Shard est donc exceptionnelle par sa taille, son architecture et sa localisation. C’est un  modèle  de  tour  pour  la  revitalisation  urbaine,  repris  depuis  dans  de  nombreuses opérations  d’urbanisme  particulièrement  à  l’Est  de  Londres.  […]  Elle  marque  enfin  la volonté d’instrumentaliser l’architecture  audacieuse  de  certaines  tours  pour  la  promotion des intérêts des acteurs économiques, mais aussi politiques. […]

Depuis  Shard,  les  rives  sud  de  la  Tamise,  jusque-là  épargnées,  sont  la  cible  des promoteurs qui cherchent à maximiser les vues exceptionnelles offertes par les différents sites. Une étude confidentielle récente – menée par un cabinet d’expertise immobilière sur les projets résidentiels de Southwark – a montré que la vue sur la ville pouvait accroître le prix  de vente  des  logements  de 20% en moyenne,  voire  beaucoup  plus  pour  les  étages les plus élevés. Depuis la rive sud de la Tamise, il est en effet possible d’embrasser la totalité du panorama du centre de Londres, de Westminster à l’ouest, à la City à l’est.  […] Le skyline des villes, dimension du paysage urbain, est aussi […] un enjeu de pouvoir et de construction identitaire. »

Manuel APPERT, « Politique du skyline. Shard et le débat sur les tours à Londres », Metropolitiques.eu, 12 septembre 2011