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Mondialisation et mutations du transport maritime

« Dans les années 1970 […] une révolution du transport maritime est apparue avec l’invention du porte-conteneurs.  Ce  navire  est  hyper-standardisé  et  en  même  temps,  dans  les  conteneurs, surnommés « boîtes », on peut mettre absolument tout ce que l’on veut. Le porte-conteneurs est une  révolution  puisque  cette  spécialisation  du  navire  permet  des  gains  de  productivité  dans  la manutention  du  navire.  […]  Le  conteneur  est  également  manutentionné  avec  un  portique,  qui permet de le transférer du navire au quai et inversement. […] Ainsi l’invention du conteneur permet de  réduire  fortement  l’escale  d’un  navire  :  on  passe  d’une  semaine  d’escale  pour  les  cargos traditionnels à quelques heures pour un porte-conteneurs. […]

La  conséquence  induite  par  cette  transformation  brutale  est  la  baisse  de  fréquentation  des navires  dans  les  ports,  du  fait  de  leur  temps  d’escale  très  bref.  […]  La  seconde  conséquence de cette  spécialisation  des  navires  est  l’augmentation  de  leur  taille.  En  augmentant  la  taille  du navire,  des économies  d’échelles  sont  réalisées. Plus  la taille  du  véhicule est  imposante,  plus  le coût de l’unité transportée est réduit, et donc le coût du transport diminue. […]

Au-delà  du  gigantisme,  la  spécialisation  des  navires  a  des  conséquences  sur  les  ports. Le  port maritime des années 1950 ne ressemble plus à celui que l’on connaît de nos jours. Aujourd’hui, le port maritime est une juxtaposition de terminaux spécialisés ; un grand port maritime dispose d’un terminal vraquier, d’un terminal roulier pour les voitures, de terminaux à conteneurs. […]

Les routes  maritimes  ont  également  connu  un  progrès  organisationnel.  […]  Les  armateurs  ont ainsi  concentré  les  flux  sur  des  routes  maritimes  spécifiques,  selon  la  technique  des hubs  and spokes (moyeux  et  rayons).  Des  routes  majeures relient   les  ports  principaux  mondiaux  sur lesquels  vont  être  engagés  les  plus  grands  navires,  des  routes  secondaires  vont  desservir  les autres ports à partir de ces quelques nÅ“uds. […]

Les  porte-conteneurs s’organisent  selon  un  autre système, comparable  au  système  autobus, avec  une  desserte  par  des  lignes  régulières.  […]  Grâce  à  cette  fiabilité,  les  industriels  ou  les firmes  de  la  distribution  peuvent  concevoir  une  division  internationale  du  travail  d’un  processus industriel. Ainsi, cette organisation du transport maritime rend possible la conception d’un jouet à Chicago,  qui  sera  construit  et  assemblé  en Asie,  puis  redistribué  aux  États-Unis  pour  la  fête  de Thanksgiving.

Aujourd’hui, plus de 9 milliards de tonnes de marchandises sont transportées annuellement par voie  maritime.  Au  lendemain  de  la  Seconde  Guerre  mondiale,  550  millions  de  tonnes  étaient transportées  de  cette  manière.  […]  Les  flux  matériels  à  l’échelle  internationale  n’ont  jamais  été aussi importants. […] Le transport maritime, et notamment la conteneurisation, est l’épine dorsale de la mondialisation. […]

Au regard des grandes routes du transport maritime conteneurisé, l’Asie orientale est au cÅ“ur du système. Plus de la moitié des conteneurs manutentionnés dans le monde le sont dans les ports d’Asie  orientale,  du  Japon  jusqu’à  Singapour.  À  partir  de  ce  cÅ“ur,  deux  grandes  routes apparaissent : l’une vers l’Europe ; l’autre vers la côte Ouest des États-Unis. […] La concurrence existe aussi entre Panama et Suez, ce dernier offrant parfois des temps et des coûts de traversée plus   avantageux   entre   Hong-Kong   et   la   côte   Est   des États-Unis.   On   observe   ainsi une concurrence des routes maritimes à l’échelle mondiale. »

 

Compte-rendu du café géographique d’Antoine FREMONT à Chambéry-Annecy, 25 février 2015, publié sur le site Les Cafés Géo

Stratégie et puissance du groupe danois A.P. Møller (Maersk)

« Le groupe danois A.P. Møller emploie plus de 110 000 salariés à travers 130 pays dans le monde. Avec un chiffre d’affaires de 60 milliards de $ en 2011, la firme danoise se classe, selon Fortune, au 144e rang des 500 premières firmes mondiales. Le fleuron du groupe est la compagnie maritime Maersk Line, premier armement* mondial pour les lignes conteneurisées depuis la fin des années 1990. Elle déploie aujourd’hui un réseau de lignes maritimes à l’échelle mondiale adossé à un très important réseau de terminaux à conteneurs à travers la société APM Terminals. En outre, les clients chargeurs peuvent aussi s’adresser à Damco, filiale logistique, afin d’organiser le transport de leurs marchandises de bout en bout et d’un point à l’autre de la planète.

En fait, l’histoire du groupe A.P. Møller se confond avec la mise en place très progressive d’un système verticalement et horizontalement intégré qui a permis de faire de Maersk Line le premier des global carriers mondiaux. Ce conglomérat maritime est le fruit d’une épopée scandinave menée de père en fils depuis la Révolution industrielle jusqu’à nos jours avec, pour reprendre la devise du groupe, une attention constante (With constant care) pour faire fructifier, développer et diversifier les affaires de la société. Les trois générations successives de dirigeants, Peter MAERSK MØLLER (1836-1927), Arnold Peter MØLLER (1876-1965) et Arnold MAERSK Mc-KINNEY MØLLER (1913-2012) n’ont eu de cesse de développer de nouvelles activités, principalement maritimes, en s’affranchissant immédiatement du marché national danois, trop étroit pour se projeter à l’échelle mondiale, tout en conservant un puissant ancrage national qui fait du groupe Møller une source de fierté pour les Danois mais aussi un des vecteurs majeurs de la vie politique et économique nationale. […]

Au début des années 2000, le réseau maritime de Maersk a atteint une forme de maturité et il n’a pas été fondamentalement modifié depuis […]. En 2005, le rachat de P&O Nedlloyd, alors second armement mondial, n’a fait que renforcer l’armature de l’ensemble du réseau.[…]

La mise en place des hubs et des lignes maritimes qui leur sont associées aboutit à une véritable régionalisation du monde par l’armement danois. Elle s’appuie bien évidemment sur la réalité économique de chacun des ensembles géographiques mais l’organisation de la desserte est propre à l’armement. Chaque hub articule plusieurs ensembles régionaux par la commutation des différents types de lignes. En Méditerranée, Gioia Tauro complète Algeciras en étant spécialisé dans la desserte intra-méditerranéenne. Tanjung Pelepas couvre l’Asie du Sud-Est mais étend ses ramifications vers le sous-continent indien et l’Australie/Nouvelle-Zélande. Salalah dessert les zones du Moyen-Orient, de l’Afrique orientale et de l’Océan Indien en jonction avec la route Europe-Asie orientale. Enfin, Miami aux États-Unis et Manzanillo à Panama organisent le réseau en Amérique.

Grâce à ces nombreux hubs, Maersk Line dessert des zones géographiques a priori très secondaires mais où l’armement se retrouve souvent en position mono/oligopolistique. Le marché de niche, comme celui de la Côte Ouest Afrique où Maersk est présent uniquement avec MSC et CMA-CGM, permet souvent des frets élevés par comparaison aux grandes routes Est-Ouest où la concurrence est la plus vive. Par le choix de ces hubs, Maersk a aussi été un armement innovateur. En effet, ceux-ci n’occupent pas une place importante dans la hiérarchie mondiale – ils pourraient même être qualifiés de secondaires – alors qu’ils jouent un rôle essentiel dans le réseau maritime de Maersk. Pourquoi cette recherche de « ports secondaires » ? Au sein de ces ports, Maersk est responsable de l’essentiel de l’activité maritime. En outre, les terminaux sont aussi contrôlés par le groupe Møller via sa filiale de manutention A.P. Møller Terminals. Le contrôle du chaînon portuaire est considéré comme fondamental pour maîtriser les coûts de l’ensemble de la chaîne de transport. Il est aussi source de profits. Pour bénéficier au maximum de ces deux aspects, rien ne vaut une stratégie d’indépendance. Et cette indépendance est plus facile à trouver ou à acquérir dans des ports relativement « modestes » que dans les plus grands ports mondiaux dominés par une importante autorité portuaire, visités par les plus grands armements mondiaux et où les terminaux sont exploités par des manutentionnaires puissants et indépendants. Lorsqu’il le peut, le groupe AP Møller cherche à détenir une position clé et dominante dans le port dont il souhaite faire un hub pour sécuriser ses opérations portuaires dans le long terme, y compris sans doute en ayant la capacité d’influencer la politique portuaire. […]

Lorsqu’il le peut, le groupe AP Møller cherche à détenir une position clé et dominante dans le port dont il souhaite faire un hub pour sécuriser ses opérations portuaires dans le long terme, y compris sans doute en ayant la capacité d’influencer la politique portuaire. Lorsque la concurrence portuaire n’existe pas, la puissance de Maersk permet de la créer, y compris contre les ports les plus puissants. En décembre 2000, Maersk a brutalement annoncé son départ du port de Singapour pour celui, voisin, de Tanjung Pelepas, remettant en cause la situation de quasi-monopole de Singapour comme hub de transbordement de l’Asie du Sud-Est et lui ôtant près de 2 millions [d’EVP] de trafic. En quelques mois, l’ensemble des lignes maritimes bascule d’un port à l’autre. Le trafic de Tanjung Pelepas est multiplié par 5 de 2000 à 2001, de 418000 à 2 millions d’EVP alors que dans le même temps, pour la première fois de son histoire, le trafic conteneur du port de Singapour recule en valeur absolue de 17 à 15,6 millions d’EVP. Pour renforcer sa présence en Asie orientale qui est de très loin à l’échelle mondiale le premier marché des conteneurs, A.P. Møller a acquis en 1993 l’armement de feedering MCC. Cette compagnie exploite 40 navires porte-conteneurs dont la taille va de 600 à 4000 EVP et propose plus de 30 lignes régulières. À partir du hub de Tanjung Pelepas, ils rayonnent vers les autres ports de l’Asie orientale, notamment ceux qui ne sont pas desservis par les très grands porte-conteneurs. La détention d’une telle filiale est aussi le moyen de contester un peu plus le monopole de Singapour qui contrôle les sociétés de feedering sur l’Asie du Sud-Est. »

*Entreprise de transport maritime.

 

Antoine FREMONT, « Portrait d’entreprise. A.P. Møller : leader mondial du transport maritime », Flux, 2012/2 (n° 88), p. 60-70