L’Inde, un Etat en quête de puissance (Carto, 2014)

« Les  élections  législatives  organisées  entre  le  7  avril  et  le  12  mai  2014  ont  été  saluées pour les nouveaux records qu’elles ont permis d’établir : près de 815 millions d’électeurs étaient  invités  à  voter  dans  «la  plus  grande  démocratie  du  monde»  et  deux  tiers d’entre eux  ont  rempli  ce  devoir  citoyen,  ce  qui fait passer  le taux  de  participation  de 59,7  % en 2009  à  66,3  %.  Autre  fait  sans  précédent,  le  Congrès  national  indien  (INC  en  anglais) – lointain  héritier  du  mouvement  d’indépendance  animé  par  le Mahatma GANDHI  (1869-1948) – […] a enregistré la pire défaite de son histoire […] avec seulement 19,3 % des voix.  […]  Le  grand  vainqueur  du  scrutin  est  le  BJP  (Bharatiya  Janata  Party),  le  parti nationaliste hindou dont la « vague safran » (la couleur de l’hindouisme)  a  submergé  le pays. […] Il s’agit d’un tournant dans l’histoire politique de l’Inde […] le BJP prône en effet une idéologie de l’« hindouité » largement dirigée contre les minorités religieuses. […]

Une  autre  menace  pesant  sur  la  démocratie  indienne  vise  l’état  de  droit.  La corruption a été au cœur de la campagne électorale en raison des scandales qui ont marqué  le  second  mandat  de  Manmohan  SINGH,  notamment  dans  les  secteurs  des télécommunications et des mines. […] L’image de l’Inde – donc son soft power – se trouve remise en cause par des atteintes nouvelles  concernant  la  place  des  minorités  religieuses,  le  respect  de  la  démocratie parlementaire,  la  lutte  contre  les  inégalités,  la  vertu  des  personnalités  politiques  et  la liberté d’expression. […] On rappellera que l’Inde est le pays qui présente le plus important nombre de pauvres au monde : entre 500 millions et 700 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté […] soit entre 40 et 60 % de la population totale. […] Ces atteintes s’ajoutent à d’autres. La montée d’une intolérance d’origine nationaliste hindoue affectait déjà les artistes et les viols suivis d’assassinats dont la presse s’est fait l’écho depuis quelques années ont jeté une lumière crue sur la condition des femmes. Si l’Inde  peut  toujours  compter  sur  Bollywood  pour  redorer  son  blason,  elle  semble  miser davantage sur un hard power qui reste toutefois assez limité. […]

L’Inde est une puissance émergente qui, dans les années 2000, s’est affirmée dans tous les compartiments du jeu international, qu’il s’agisse du hard power ou du soft power, non seulement en raison de ses succès économiques, mais aussi de son arsenal militaire, de   son   dynamisme   démographique   et   de   la   force   de   séduction   de   son   régime démocratique   comme   de   sa   capacité  d’attraction  culturelle.  Comme  d’autres  pays émergents,  elle  semble  toutefois  ne  pas  bien  savoir  à  quelle  fin  utiliser  sa  puissance. D’une part, elle a perdu le guide pour l’action diplomatique que lui avait légué Jawaharlal NEHRU à travers un ensemble de grands principes moraux eux-mêmes hérités de Gandhi.

Le non-alignement n’était pas une politique abstentionniste ; il s’agissait au contraire d’une démarche  courageuse,  comme  la  non-violence. D’autre part, New Delhi hésite entre la poursuite d’un rapprochement  avec  les  États-Unis  amorcé  dans  les  années  2000  et  une diplomatie d’inspiration anti-occidentale dont les BRICS constituent un puissant véhicule. »

 

Christophe JAFFRELOT, revue Carto n° 24, juillet-août 2014