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Éléments de synthèse de la guerre d’Algérie par Benjamin STORA

« Au moment où éclate l’insurrection le 1er novembre 1954, « l’Algérie c’est la France », selon le mot  de  François  MITTERRAND,  alors  ministre  de  l’Intérieur  dans  le  cabinet  de  Pierre MENDES FRANCE.  Elle  représente  trois  départements  français,  beaucoup  plus,  donc  qu’une  colonie lointaine  comme  le  Sénégal.  […]  Une  organisation  jusque-là  inconnue,  revendique  toutes  les opérations militaires : le Front de libération nationale (FLN).

À  cette  date,  près  d’un  million  d’Européens,  ceux  que  l’on  appellera  plus  tard  les  « pieds-noirs », travaillent [en Algérie] et y vivent depuis des générations. […] Il semble hors de question d’abandonner  un  territoire  rattaché  à  la  France  depuis  cent  trente  ans,  avant  même  la  Savoie (1860).  La  découverte  du  pétrole,  le  choix  d’utiliser  l’immensité  saharienne  pour  le  début d’expériences nucléaires ou spatiales vont venir s’ajouter à ces motifs dans le cours même de la guerre. […] Neuf millions d’Algériens musulmans sont de faux citoyens d’une République qui se veut assimilationniste : ils votent dans un collège séparé de celui des Européens depuis 1947. Le  principe  d’égalité,  « un  homme,  une  voix »,  n’y est  pas  respecté.  L’idée  d’indépendance, partagée par une proportion croissante d’Algériens, apparaît comme la seule façon de dénouer cette contradiction. […]

En janvier 1955, le gouvernement élabore un programme de réformes pour l’Algérie : création, à  Alger,  d’une  École  d’Administration  afin  de  favoriser  l’accès  des  Algériens  musulmans  aux postes  de  responsabilité  dans  la  fonction  publique […],  réduction  de  l’écart  entre  salaires algériens  et  salaires  européens  (le  revenu  brut  de l’Européen  d’Algérie  est  vingt-huit  fois supérieur à celui du musulman) ; mise en chantier de grands travaux d’équipement (des zones entières ne connaissent ni routes, ni bureaux de mairie, ni bureaux de postes) ; faire face à l’état de misère économique de nombreuses régions d’Algérie, aux difficultés entraînées par une très forte  pression  démographique  (on  compte  850  000  chômeurs  partiels  ou  totaux  pour  une population active de 2 300 000 salariés). […] Trop tard : tout bascule le 20 août 1955.

Le  20  août  1955,  des  milliers  de  paysans  algériens  se  soulèvent  et  se  ruent  à  l’assaut  des villes  du  Nord-Constantinois.  […]  De  nombreux  Français,  mais  aussi  des  musulmans  sont assassinés  à  coups  de  hache,  de  serpe,  de  pioche  ou  de  couteau.  Le  bilan  des  émeutes  se solde par 123 morts, dont 71 dans la population européenne. La répression est terrible. […] La France « entre en guerre », rappelle 60 000 réservistes. Le temps des réformes est révolu. Le 30 septembre 1955, la « question algérienne » est inscrite à l’ordre du jour de l’ONU. […]

Le  26  avril  1958,  plusieurs  milliers  de  manifestants  défilent  à  Alger  pour  réclamer  un gouvernement  de  salut  public.  La  veille,  le  général SALAN  informe que  l’armée  n’acceptera  rien d’autre  que  l’écrasement  total  des  « rebelles ».  Depuis  un  mois,  le  Parlement  se  révèle incapable de trouver un nouveau président du Conseil. Désemparé, le président René COTY fait appel,  le  8  mai,  au  centriste  Pierre  PFLIMLIN  (MRP)  qui  a  publiquement  annoncé  son  intention d’ouvrir  des  négociations  avec  le  FLN.  SALAN  proteste  officiellement,  et  de  nombreux  leaders des Européens d’Algérie dénoncent ce « Diên-Biên-Phu diplomatique ». Le même jour, le FLN annonce l’exécution de trois prisonniers du contingent. La situation échappe à Robert LACOSTE, qui est convoqué à Paris le 10 mai.

En  Algérie,  l’armée  semble  demeurer  la  seule  autorité ;  les  « comités  de  défense de  l’Algérie française », les anciens combattants et les pieds-noirs appellent à une manifestation monstre le 13  mai  1958  pour  imposer  outre-Méditerranée  un  changement  de  régime.  Cette  journée  aura d’extraordinaires  conséquences.  […]  Tandis  qu’en métropole  le  gouvernement  PFLIMLIN,  investi dans  la  nuit  du  13  au  14,  affirme  sa  volonté  de  défendre  la  souveraineté  française  et  réagit  à l’émeute en déclarant le blocus de l’Algérie, le général SALAN couvre de son autorité la réunion improvisée d’un « Comité de salut public », présidé par le général MASSU. […] En fin politique [DE GAULLE] a refusé de se prononcer tant qu’il n’aurait pas le pouvoir. Ce qu’il souhaite d’abord, c’est « restaurer  l’autorité  de  l’État »,  entrer  dans  un nouveau  régime  taillé  à  sa  mesure,  doté  d’un pouvoir présidentiel fort. […]

L’armée  et  les  pieds-noirs  assistent  avec  joie  à la  cascade  des  événements :  démission  de PFLIMLIN, suivie, le 1er juin 1958, de l’investiture du général DE GAULLE par l’assemblée. […] C’est la  fin  de  la  IVe  République  et  l’avènement  de  la  Ve  République.  Une  nouvelle  Constitution  est proposée  qui  donne  de  grands  pouvoirs  au  président de  la  République.  Le  28  septembre, Européens et musulmans votent massivement en faveur de la Constitution de la Ve République. Le 21 décembre, le général DE GAULLE est élu président de la République française. […]

À la fin de l’année 1961 […] les négociations avec le FLN butent sur la question saharienne et doivent être momentanément suspendues. En Algérie, l’OAS (Organisation armée secrète) dont les  objectifs  sont  simples :  rester  fidèles  à  l’esprit  du  13  mai  1958,  résister  à  la  politique  du désengagement algérien menée par le pouvoir gaulliste, se lance aussi dans le terrorisme, les coups de main spectaculaires (hold-up sur des banques ou sur des entreprises pour se procurer des fonds), expéditions sanglantes contre des Algériens musulmans. […]

Le  19  mars  1962,  à  midi,  le  cessez-le-feu  conclu la  veille,  lors  de  la  signature  des  accords d’Évian, devenait effectif. […] Le conflit d’après les approximations les plus vraisemblables a fait 500 000  morts  (toutes  catégories  confondues  mais  surtout  Algériens).  Dans  les  mois  qui  ont suivi  l’indépendance  algérienne,  les  massacres  de  dizaines  de  milliers  de  « harkis »,  les enlèvements d’Européens (surtout dans la région d’Oran), ont alourdi considérablement le bilan déjà  très  lourd  de  cette  « guerre  sans  nom ».  […]  En  France,  si  les  victimes  furent  beaucoup moins nombreuses, le traumatisme n’en a pas été moins puissant. Faut-il rappeler que près de 2 000 000 de soldats ont traversé la Méditerranée entre 1955 et 1962, soit la plupart des jeunes nés  entre  1932  et  1943  qui  étaient  susceptibles  d’être  appelés ?  Toute  une  génération  s’est donc trouvée embarquée pour une guerre dont elle ne comprenait pas les enjeux. »

 

Benjamin STORA, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, La Découverte, 2004, p. 3, 4 et 10.